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Jonathan Harvey, In Memoriam

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Nécrologie
9 décembre 2012

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Le compositeur Jonathan Harvey est mort le 4 décembre, à l’âge de 73 ans, et notre peine est profonde.

C’est dans la grande tradition anglaise que cet exceptionnel musicien, dans l’enfance, avait abordé la musique : en tant que choriste au St Michael College, dans le Worcestershire, où les boys triés sur le volet pour la beauté de leur voix travaillaient le vieux répertoire anglican sous la rosace de la chapelle néo-gothique. Jonathan y improvisait à l’orgue, le soir, et lisait toute la musique qu’il pouvait trouver : les polyphonistes, Monteverdi, Wagner…

Sa vie s’était déployée sur le même socle que celle d’Olivier Messiaen : étude, musique, religion, esprit d’enfance. On peut en capturer l’intime saveur en écoutant Mortuos Plango, Vivos Voco (1980), véritable auto-portrait sonore et l’une des plus belles oeuvres électroacoustiques jamais produites, où la voix démultipliée de son propre fils plane comme une escadrille d’oiseaux parmi les résonances de la grande cloche de la cathédrale de Winchester, travaillées à l’ordinateur.

Si Jonathan Harvey n’a pas toujours été prophète en son propre pays, il restera cependant dans le souvenir de tous nos musiciens comme la plus exemplaire et la plus délicieuse figure d’Anglais qu’on puisse imaginer, qui suscitait au premier regard le respect et l’attachement. Toujours courtois et vif, Jonathan parlait d’une voix légère en phrases courtes et en mots choisis, émaillés de raclements de gorge, de quelques “mh?” et de quelques “n’est-ce pas?”. Mais son équanimité à la John Cage n’empêchait pas de formidables et inattendues fantaisies – comme lors de cette soirée de séminaire, chez Ictus, où on l’a vu danser le funk en lançant ses longs bras blancs en tous sens, sans jamais quitter son calme et désarmant sourire.

C’est en 1966, à Darmstadt, que la musique de Stockhausen l’avait électrocuté. C’était comme une rencontre instantanée avec son propre désir : «J’ai l’impression qu’un nouveau type de musique se devine à l’horizon, que je ne peux apercevoir que fugitivement, et qui semble comme un changement de conscience”, écrira-t-il. Sans jamais polémiquer, avec un sens souverain de l’affirmation, Harvey voyait dans la musique moderne (et dans les ressources de l’électronique) le plus puissant medium d’un renouveau mystique, avec l’ouverture d’un espace immatériel jusque là inexploré. Madonna of winter and springs (1986) pour orchestre et électronique; ou Death of Light, Light of death (1988), inspiré par le retable d’Issenheim de Grunewald, sont là pour en témoigner, entre autres chefs d’oeuvre.

C’est en France et à Bruxelles à la fin des années 80 (à l’IRCAM et à La Monnaie, notamment), qu’il trouvera le meilleur accueil et les plus chaleureux interlocuteurs. Son intérêt pour la musique spectrale (et ses propres apports théoriques au mouvement) nimbent alors son harmonie d’une nouvelle luminosité. Il faut entendre le final de Wheel of Emptiness pour ensemble et électronique, que nous avions eu le plaisir de créer en 1997, pour goûter à l’alchimie de haute science musicale et de parfaite candeur qui signe l’oeuvre de Jonathan Harvey : lorsqu’un accord-spectre pur, ruisselant d’harmoniques, zèbre tout l’espace en guise de résolution. Le Spectre était devenu pour lui un objet épiphanique, l’équivalent de l’accord de sixte ajoutée chez Messiaen, ou de la couleur blanche dans la poésie de Rimbaud.

J’avais écrit ceci pour Ictus, en 2010 : “Jonathan Harvey, d’une certaine manière, reste notre boussole. Rien de lui n’a vieilli. Son électronique, baroque et sans complexe, inspirée du meilleur Stockhausen; sa rythmique exubérante mais sans brutalité; son harmonie élastique, glissante et virtuose, jouant de toutes les ambiguïtés entre accord et timbre… tout respire la fraîcheur d’inspiration, la riche culture musicale, l’oreille jouisseuse et exigeante en quête d’une expérience extatique. C’est qu’Harvey, chrétien et bouddhiste, n’a jamais voulu séparer l’expérience spirituelle d’une réflexion sur les techniques d’écriture. La musique a le pouvoir de produire de l’ambiguïté, qui perfore et dissout les catégories binaires : s’il y a du spirituel dans l’art, il est là, il n’est que là, dans ces espaces mouvants, ces harmonies sans contour, ces mélodies infinies, ces vitesses superposées. La religiosité dépressive n’est certes pas son affaire, et Harvey reprend volontiers à son compte la réponse de ce bon Stockhausen à un journaliste qui lui demandait : “What is spiritual music?” – “Just good music”.”

Avec Harvey, c’était un peu la présence bienveillante, joyeuse et savante de Messiaen, que ma génération n’a pas connu, qui se perpétuait. Cloches et oiseaux, cuivres et bois, cascades d’accords, tonnerres et prières… Nous sommes nombreux, je crois, sans religion aucune, à avoir pourtant bu jusqu’à la dernière goutte ce grand art chrétien du XXe siècle, à la fois solide, direct et infiniment ouvragé. “Comme les chateaux de sable des enfants, nous élaborons de magnifiques édifices que la prochaine marée nettoiera”, écrivait Harvey. Mais le méridien Messiaen/Harvey ne s’effacera pas. Il nous restera à jamais comme un euphorisant et un contrepoison, un arc de lumière vive lancé au-dessus des passions froides de la new age et ses tristes néo-messes. Ferveur, culture, ivresse : eh, c’est pas tous les jours…

Jonathan Harvey serait mort trop tôt de toute manière : disons-nous cela pour nous consoler. Il nous laisse terriblement endeuillés, mais un peu plus forts de l’avoir connu et aimé.

 

Jean-Luc Plouvier

 

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Jean-Luc Plouvier est pianiste et directeur musical de l’ensemble Ictus. Il fait partie de l’équipe de la Cinémathèque de Belgique, où il accompagne des films muets.

 

 

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