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Joyeux anniversaire, Richard Wagner !

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Anniversaire
22 mai 2013

Infos sur l’œuvre

Détails

Lauritz Melchior © DR

 

Friedrich Schorr © DR

Astrid Varnay © DR

Joyeux anniversaire, Richard Wagner !
par Julien Marion

Richard Wagner aurait eu 200 ans le 22 mai. Nous célébrons cet anniversaire par un passage en revue des enregistrements historiques du Metropolitan Opera, que vient de publier pour l’occasion Sony Classical et qui est un pilier indispensable de toute discothèque wagnérienne.

 

Oublions des décennies de mauvaises habitudes wagnériennes, prises « faute de mieux », qui virent la médiocrité érigée en norme, jusque sur la scène de Bayreuth.

Oublions le confort stérile et aseptisé des studios, qui dévitalise et réussit, à force de sortilèges techniques toujours plus poussés, à transformer des vers de terre en hidalgos.

Oublions tout cela, et revenons aux sources : c’est ce à quoi nous invite la publication par Sony Classical d’un coffret regroupant neuf enregistrements wagnériens, tous tirés des archives du Metropolitan Opera de New York.

Tel Siegfried dans son récit à la fin du Crépuscule des Dieux, on a envie de s’écrier « Wunder muss ich euch melden ! » : je dois vous conter un miracle !

L’aura t-on attendue, cette publication ! Il aura fallu le bicentenaire de la naissance de Wagner pour que qu’un éditeur officiel se préoccupe de livrer au grand public dans des conditions techniques plus qu’honorables, les témoignages de ce qui, à bon droit, fait figure d’âge d’or du chant wagnérien.

Ce coffret Sony Classical fait d’ores et déjà figure d’événement marquant de cette année de commémorations, et même au-delà : on n’hésitera pas à le placer, pour son intérêt discographique, au même niveau que la publication en 2005 par le label Testament du Ring bayreuthien de 1955 en stéréo.

On saluera pour commencer le remarquable travail effectué par les techniciens de Sony Classical sur les bandes d’origine : ces rééditions offrent une qualité sonore significativement améliorée par rapport aux pressages pirates jusqu’ici disponibles. On perçoit immédiatement que le travail a été supervisé par des connaisseurs : les inévitables bruits de surface et autres distorsions ont été réduits au maximum sans pour autant affecter la substance des voix, que l’on peut apprécier dans un confort d’écoute réel (c’est flagrant pour les enregistrements les plus anciens).

Car c’est bien de voix wagnériennes qu’il s’agit ici : les prestations assez largement perfectibles de l’orchestre du MET ne méritent guère qu’on s’y arrête.

Pour apprécier ce coffret à sa juste et inestimable valeur, une rapide plongée dans l’histoire du chant wagnérien s’impose.

Un peu d’histoire…

La première génération de chanteurs wagnériens dont il subsiste un témoignage sonore est celle qui s’est formée « à la source », à Bayreuth du temps de Wagner ou de son impitoyable vestale Cosima. Ces chanteurs (ceux de la création du Ring et de Parsifal) ont, par la force des choses, fixé les premiers standards du chant wagnérien, ils en ont façonné une première doctrine vocale, qui doit beaucoup au redoutable Julius Kniese, premier chef de chœur de l’histoire du festival de Bayreuth, jusqu’à sa mort en 1905. Si l’on en juge par les rares -et précaires- témoignages sonores disponibles, il n’est pas certain que ces chanteurs formés « à la source » feraient aujourd’hui une grande carrière. Il est même fort probable que leur chant outré, en force, leur ligne hachée, expressionniste à l’excès, d’un goût douteux, susciteraient une désapprobation immédiate, voire une franche hilarité. Un âge d’or ? Un âge de fer plutôt, affligé d’une fâcheuse tendance à la rouille.

Fort heureusement, les générations se renouvellent. La fin de la première guerre mondiale marque une césure évidente dans l’histoire de la vieille Europe, avec l’effondrement des empires centraux. Avec eux sombrent quelques certitudes. Les Etats-Unis d’Amérique s’affirment, osant le rapt de Parsifal, en 1914, et provoquant ainsi la fureur et les anathèmes de la Vestale. Et puis on se nourrit et on apprend des errements et des erreurs des précurseurs, le temps et le recul commencent à faire leur œuvre. La distance prise avec la figure écrasante du Maître s’accompagne d’une saine maturation, esquisse d’un premier recul critique qui ne dit pas son nom.

On voit ainsi apparaître, au tournant des années 20, une nouvelle génération de chanteurs wagnériens, qui rompt assez radicalement avec celle des pionniers. On se préoccupe enfin de chanter Wagner, et non pas de le déclamer. On se soucie de ligne vocale, de poésie, du sens des mots. Et, surtout, à rebours du dogme bayreuthien, on accepte progressivement de considérer Wagner comme un compositeur parmi d’autres : chanter Wagner devient ainsi autre chose qu’une liturgie pesante et exclusive.

Cette génération colonise progressivement les principales scènes européennes à partir du milieu des années 20 : Berlin, Vienne, Londres, Munich, Paris. Bayreuth aussi, mais de manière presque subsidiaire, tant la Vestale voyait d’un œil soupçonneux ceux qui avaient l’affront ne pas déifier le grand homme. Mais face à d’aussi phénoménales carrures vocales, elle n’avait guère le choix.

Pour le plus grand bonheur des mélomanes, cette génération émerge en même temps que l’enregistrement électrique, qui offre au disque de nouvelles et réjouissantes perspectives. On peut enfin s’affranchir de la courte durée et du morcellement qu’elle induit. On peut aussi – ô joie ! – entendre des chanteurs accompagnés de l’orchestre, protagoniste à part entière du drame wagnérien. On vit donc se multiplier les enregistrements de pans entiers du répertoire wagnérien par ces chanteurs entre tous bénis des Dieux : Lauritz Melchior, Friedrich Schorr, Frida Leider, Alexander Kipnis, Emmanuel List, Kerstin Thorborg, Lotte Lehmann, et bien d’autres.

Puis le IIIe Reich vint jeter sur l’Europe son ombre mortifère, forçant à l’exil nombre de ceux que l’on vient de citer. D’autres, quoi que non directement visés par les délires raciaux du régime nazi, préférèrent prendre congé de cette Europe qui s’enfonçait dans les ténèbres, et dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus. A tous ceux-là, les scènes américaines ouvrirent leurs bras, à commencer par la plus prestigieuse d’entre-elles : le Metropolitan Opera de New York. C’est ainsi que cette génération a pu continuer à se produire, et à porter un certain idéal du chant wagnérien, vierge de flambeaux et d’oripeaux guerriers, au moment où le temple bayreuthien se compromettait de manière irréversible avec le régime hitlérien, pour en devenir une des principales vitrines. Pendant une grosse décennie, l’offre créant sa propre demande, Wagner a donc occupé une place de choix dans le répertoire du MET, qui affichait des distributions d’emblée superlatives.

Des choix judicieux

C’est de cette continuation de l’âge d’or sous des cieux plus cléments que le coffret Sony constitue le magnifique reflet. Le beau livret trilingue (anglais-allemand-français) de 128 pages qui l’accompagne en relate les principales étapes de même qu’il donne d’utiles précisions sur chacune des représentations. Tout juste pourrait-on regretter que les synopsis des œuvres (que l’on peut supposer connus des acquéreurs d’un tel produit…) n’aient pas été remplacés par de courtes notices biographiques de principaux chanteurs.

Pour construire cet objet, les responsables éditoriaux du projet avaient l’embarras du choix : nombre des représentations wagnériennes ayant été diffusées à la radio, ils avaient à leur disposition des dizaines de broadcasts, dans cette caverne d’Ali Baba lyrique que sont les archives du MET. Les choix effectués apparaissent judicieux à plus d’un titre.

Ils permettent d’abord d’entendre à leur zénith quelques-uns des représentants les plus éminents de cette génération dorée d’émigrés européens contraints ou volontaires (Lauritz Melchior, Friedrich Schorr, Karin Branzell, Emmanuel List, Eduard Habich, Ludwig Hoffmann…). Nous les y trouvons partageant la scène avec d’autres sociétaires du Walhalla du chant wagnérien, dont la carrière a été essentiellement américaine : on pense évidemment à Marjorie Lawrence, mais aussi à Kirsten Flagstadt, dont la carrière, après un balbutiement européen, a véritablement débuté avec sa Sieglinde chantée sur la scène du MET en février 1935.

Surtout, le choix des enregistrements permet d’assister, à distance, au passage de témoin émouvant entre la génération glorieuse de ce premier âge d’or, et celle qui lui a succédé, marquant notamment de son empreinte la première décennie du Neues Bayreuth. On retrouve ainsi dans ce coffret des témoignages passionnants de deux des plus éminents piliers des équipes de Wieland Wagner sur la Colline sacrée : Hans Hotter et Astrid Varnay. On pourrait également citer Ramon Vinay, mémorable Tristan, Siegmund, Parsifal et Tannhäuser bayreuthien. Avec ces enregistrements étalés entre 1936 (Crépuscule des Dieux) et 1954 (Tannhäuser), on a en réalité sous la main pas loin de quatre décennies de chant wagnérien.

Inutiles regrets

La valeur documentaire de ce coffret est donc, on pèse ses mots, inestimable. Bien sûr, on pourrait formuler quelques regrets : celui de ne pas avoir été au bout de l’exhaustivité en ne proposant que 9 des 10 opéras joués à Bayreuth. Parsifal manque, en effet, alors que la bande d’une représentation d’avril 1938 existe (avec Melchior, Flagstatd, Schorr et List…). Regret aussi face à quelques absences, à commencer par celle de Lotte Lehmann (pourtant « disponible » dans les archives du MET en Sieglinde ou en Elsa). On s’autorisera enfin un dernier regret même s’il relève presque du pinaillage : il concerne le choix de l’enregistrement de Tannhäuser. Le MET a dans ses archives la bande d’une soirée de janvier 1941, qui permet de saisir dans son absolue et irrattrapable plénitude le Tannhäuser de Lauritz Melchior, entouré du Wolfram suprême d’Herbert Janssen (absent du coffret), de l’Elisabeth XXL de Kirsten Flagstadt, de la Vénus de Kerstin Thorborg et du Landgraf d’Emmanuel List. Non que la version choisie – celle de février 1954 – soit indigne : la direction de George Szell est bien souvent passionnante, mais son orchestre renâcle ; Vinay crève l’écran, mais il le fera encore mieux l’été suivant à Bayreuth ; Varnay a assurément des choses à dire en Vénus, mais hélas c’est la version de Dresde qui est donnée, privant le rôle de ses plus belles pages. Quant à George London, grand chanteur wagnérien assurément, Wolfram n’est pas le personnage qui lui convient le mieux, loin de là. Est-ce pour cet artiste, très aimé du public américain, que ce choix a été fait ? Peut-être. Mais n’aurait-il pas été plus judicieux de le proposer en Amfortas, rôle qui lui convient autrement plus, dans le Parsifal du 17 avril 1954 (avec Hotter en Gurnemanz et Varnay en Kundry, pardon !) ? Cela aurait, au passage, permis de régler la question de l’exhaustivité… Et, tant qu’à faire, on aurait volontiers troqué Les Maîtres chanteurs de Nuremberg de 1953 contre ceux, légendaires, de 1936, qui permettent d’apprécier le Sachs de Friedrich Schorr.

Mais enfin, soyons juste : il s’agit là de peccadilles bien insignifiantes au regard de ce que propose ce coffret.

On n’entreprendra pas la description détaillée des merveilles qu’il contient : un ouvrage entier n’y suffirait pas. On se contentera d’insister sur quelques prestations qui nous semblent plus significatives.

Lauritz Melchior : à tout seigneur, tout honneur

Au premier rang, on placera sans hésiter Lauritz Melchior, présent à 5 reprises dans le coffret (ce n’est certainement pas un hasard), en Siegfried (2 fois), Siegmund, Tristan et Lohengrin. Autant le dire d’emblée : à l’instar de Callas en Tosca, Melchior a gâché les autres, surtout dans les rôles de Siegfried et de Tristan. L’avoir entendu une fois, c’est se condamner à le regretter éternellement. Si le concept de Heldentenor a une raison d’être, c’est lui qui la lui donne. Ces rôles, parmi les plus lourds qui soient, divisent généralement les ténors qui s’y risquent en trois catégories : ceux qui n’y arrivent pas, ou alors très imparfaitement (la majorité, hélas) ; ceux qui y arrivent, au prix d’efforts audibles (Windgassen, Vinay, et quelques autres) ; ceux enfin qui, d’emblée, peuvent regarder le rôle droit dans les yeux, et le chantent sans peine. Dans cette dernière catégorie, Lauritz Melchior compte peu de congénères. La voix de Melchior constitue en soi un petit prodige : de sa première carrière comme baryton (ses premiers enregistrements le montrent dans la peau de Germont !), il a gardé une assise très solide dans le registre grave, mais aussi un timbre chaud et profond très caractéristique, tout en acquérant une aisance stupéfiante dans l’aigu (les « Wälse » démesurément tenus à la fin du I de la Walkyrie n’appartiennent pas pour rien à l’Histoire du chant wagnérien). S’y ajoute une endurance hors norme : quand on dit de Melchior qu’il était un géant, cela doit d’abord être pris au sens premier du terme. Sa carrure était en effet imposante, et explique par des considérations strictement physiologiques une grande part de ce qui vient d’être dit. Cette endurance explique pour beaucoup l’impression d’extraordinaire facilité qui se dégage de ses incarnations wagnériennes. Cela se vérifie aussi bien à l’échelle d’une soirée (les enregistrements du coffret sont là pour en attester : Melchior finit Tristan ou Le Crépuscule des Dieux dans une parfaite fraîcheur vocale, là où tant d’autres jettent les armes dès la fin du premier acte) que d’une carrière : un plein quart de siècle au MET, 229 Tristan, 188 Siegmund, 144 Tannhäuser, 128 Siegfried, 107 Siegfried du Crépuscule des Dieux, 106 Lohengrin, 81 Parsifal… Excusez du peu ! Ces moyens vocaux hors du commun se doublent – et c’est là sans doute le plus important – d’une absolue capacité à l’allègement de la ligne de chant ou au lyrisme le plus assumé, le tout en faisant preuve en permanence d’une incontestable probité stylistique. Être capable, quand on dispose des moyens vocaux les plus extraordinaires et opulents qui soient, d’ouvrir des failles, de fendre l’armure, de mettre un genou à terre, en un mot : de faire preuve d’humanité, par des moyens strictement musicaux (comprendre : sans histrionisme de bas étage), voilà bien le génie de Melchior. Un exemple pour s’en convaincre : le « O König » à la fin du II de Tristan et Isolde, qui suit un duo d’amour crânement assumé : les allègements y sont simplement inouïs, et bouleversants. Et l’on pourrait multiplier les passages analogues (Adieux de Lohengrin, Annonce de la mort dans La Walkyrie, Murmures de la forêt, mort de Siegfried…).

Kirsten Flagstad, l’orgue des sommets

Quand un tel géant (au demeurant l’homme le plus affable et débonnaire qui soit) rencontre partenaire à sa mesure, c’est l’extase au carré. Et c’est bien le cas ici avec celle qui fut, notamment pendant les années new-yorkaises, sa partenaire attitrée : la soprano norvégienne Kirsten Flagstadt. Leur duo dans Tristan et Isolde, mais aussi dans les 3 journées du Ring fait d’eux, d’emblée, un des couples mythiques dans l’histoire de l’opéra enregistré. On sait les détours qu’a connus la carrière de Flagstadt, de la lente et patiente maturation scandinave aux (timides) premiers débuts sur les scènes européennes avant la percée new-yorkaise en 1935. S’en suivit une demi-douzaine d’années de triomphes au MET (mais aussi à Londres) avant le retour volontaire en Norvège auprès des siens, en 1941, puis le silence, jusqu’à la fin de la guerre, suivi du splendide automne qui la vit retrouver le chemin des scènes et des studios, jusqu’à son retrait définitif, en 1956. On évolue avec Flagstadt aux mêmes inaccessibles sommets qu’avec Melchior Là encore, la voix est souveraine, semblant disposer de ressources illimitées, d’un souffle inépuisable. On ne la compare pas pour rien à un orgue.Tel Melchior dans les rôles de ténor, Flagstadt, magnifie en Brünnhilde et en Isolde la ligne de chant comme nulle autre. Assez logiquement, leur couple de tours de cathédrale, dont témoignent ici les enregistrements de Tristan et Isolde, de La Walkyrie et de Siegfried, constitue le sommet de ce coffret.

Friedrich Schorr, une voix de chocolat chaud

Le baryton Friedrich Schorr, souvent leur comparse en scène, n’est présent ici qu’à travers le Wanderer de Siegfried et Gunther. C’est peu, mais c’est suffisant pour admirer, là encore, un art inné de la ligne vocale, une authentique attention aux mots, un sens unique du phrasé et des nuances typiquement belcantiste. Fort heureusement, les représentations de 1936 et 1937 sont antérieures à la dégradation des moyens vocaux, perceptible au début des années 1940 (rappelons tout de même que Schorr avait fait ses débuts en 1911…). Rien de brutalement héroïque dans ce chant là, mais au contraire une humanité palpable, qui sans doute désacralise Wagner, mais pour mieux le rendre accessible. On redit ici comme on aurait aimé trouver dans ce coffret le témoignage de son Hans Sachs, sans doute le rôle qui convenait le mieux à cette voix de chocolat chaud. Pour toutes ces raisons, Schorr fut assurément un précurseur dans la manière de chanter Wagner, et reste aujourd’hui encore un modèle.

Hans Hotter, aussi doué pour l’infiniment grand que pour l’infiniment petit

Assez logiquement, on évoquera dans la suite de Friedrich Schorr celui qui, à bien des égards, peut apparaître comme son fils en Wagner : Hans Hotter, de 20 ans son cadet. Lui aussi a vu sa carrière contrariée par les bouleversements de l’Histoire. Démarrée au tournant des années 30 en Allemagne (avec un premier Wotan à 25 ans, à Prague !), sous l’égide bienveillante des grands anciens, elle connaît un coup d’arrêt la guerre venue. Hotter n’ayant aucune sympathie nazie ne s’est en effet pas senti obligé, contrairement à d’autres, de faire du zèle entre 1940 et 1945, évitant soigneusement les chemins de Bayreuth, malgré les sollicitations pressantes de la famille Wagner. Sans doute cette « respiration » obligée dans une carrière commencée de manière fulgurante lui a t-elle permis d’être prêt pour la période d’après-guerre. Il lui est ainsi revenu de jeter un pont par dessus la brisure de la guerre et d’incarner, pendant deux bonnes décennies, avec d’autres, ce second âge d’or du chant wagnérien. Contrairement à la génération du premier âge d’or, celle-là a eu Bayreuth comme port d’attache : non plus le Bayreuth nauséabond et compromis de Winifried, mais celui refondé et régénéré de Wieland et Wolfgang. Il y incarnera entre 1952 et 1966 pas moins de 12 rôles, à commencer par d’inoubliables Wotan, Sachs, Hollandais et Gurnemanz. Chez Hotter, aussi grand dans le lied que chez Wagner, aussi doué pour l’infiniment grand que pour l’infiniment petit, on admire d’abord une stature peu commune : immédiatement, indubitablement, c’est celle du dieu. Mais la stature ne serait rien sans une technique apprise à la meilleure école qui soit – celle du lied –, reposant sur un souffle qui semble inépuisable, et permet de tenir des lignes vocales infinies. Symptomatiquement, les consonnes semblent parfois sacrifiées : c’est, avec la langue allemande, le tribut à payer au legato.

Astrid Varnay, un marathonienne hors pair

On jubile de retrouver ici Hotter incarnant un Hollandais majuscule, littéralement hanté, vocalement plus sain qu’à Bayreuth (où son émission souffrait régulièrement d’un rhume des foins tenace). La direction électrisante de Fritz Reiner met le feu à la fosse. Surtout, il a pour partenaire en Senta sa complice de Bayreuth, l’immense Astrid Varnay, la Brünnhilde de l’après-guerre. Elle aussi a été un élément incontournable des distributions bayreuthiennes d’après-guerre : présente dès la réouverture en 1951, sur une chaleureuse recommandation de son illustre devancière Kirsten Flagstadt (et sans audition, un cas unique !), elle y tint 17 étés de rang les Brünnhilde, Isolde, Senta, Kundry et Ortrud. Mais contrairement à Hotter, sa carrière avait commencé outre-Atlantique, et pas n’importe comment : au MET, le 7 décembre 1941, elle remplaçait au pied levé une Lotte Lehmann défaillante en Sieglinde, pour recommencer, une semaine plus tard, toujours dans La Walkyrie, mais cette fois en Brünnhilde, en raison du forfait d’Helen Traubel. Astrid Varnay fut d’abord un phénomène d’endurance vocale : avec sa voix de soprano dramatique d’un métal peu commun, il lui est arrivé, certains étés bayreuthiens, d’enchaîner dans la même semaine Brünnhilde de La Walkyrie, Isolde, Ortrud pour finir le jour suivant avec la redoutable Brünnhilde du Crépuscule des Dieux. Varnay était surtout une tragédienne hors paire, une des plus grandes de sa génération (infiniment plus que sa contemporaine Birgit Nilsson ou même que Kirsten Flagstadt, assez placide en scène). On connait le mot fameux de Wieland Wagner, à qui un esprit chagrin faisait remarquer, à propos de sa première mise en scène de Tristan et Isolde à Bayreuth, qu’il n’y avait même pas d’arbre sur scène pour abriter le chant d’amour du couple maudit. « Pourquoi voudriez-vous que je mette un arbre sur scène, puisque j’ai Astrid Varnay ! », répondit Wieland. Cette alliance si rare d’un génie dramatique hors norme avec des capacités vocales exceptionnelles fait merveille dans le rôle de Senta, pourtant un des plus difficiles à distribuer de tout le répertoire wagnérien féminin. Les intervalles meurtriers de la ballade sont assumés crânement, le souffle des longues phrases de « Wie aus der Ferne » (un des moments d’anthologie du coffret) est prodigieux avec, là aussi, cette force suprême : la capacité à chanter piano, pour mieux s’envoler ensuite. Le rôle d’Elsa, en revanche, semble – dès 1943 – trop étroit pour une voix aussi immense, contrairement à Vénus, captée plus tard (1954), mais hélas dans la version de Dresde.

D’autres individualités saisissantes

On pourrait multiplier à l’envi les exemples, et s’arrêter sur bien d’autres individualités saisissantes dont on trouve ici le témoignage : Marjorie Lawrence, irradiante en Brünnhilde du Crépuscule des Dieux (elle se jetait dans le brasier final en chevauchant un vrai cheval !) ou en Sieglinde, captée ici dans son printemps le plus insolent, avant que la maladie ne l’immobilise brutalement, quelques années plus tard ; le couple d’altos formé par Karin Branzell et Kerstin Thorborg, sculpturales et hiératiques en Ortrud, Erda de Siegfried (Thorborg), Fricka, Brangäne et Erda de L’Or du Rhin (Branzell) ; Emmanuel List, voix immense, d’une noirceur insondable, idéalement sombre et inquiétant en Hunding, d’une bonté touchante en Marke.

Pour la génération suivante, il est impossible de ne pas mentionner Ramon Vinay, qui se consume en Tannhäuser, mais finit par en venir à bout, comme il le fit le même été à Bayreuth ; Set Svanholm, qui confirme la pertinence qu’il y a à ne pas distribuer un ténor bouffe en Loge, mais est un peu dépassé par les cantilènes wébériennes d’Erik ; Josef Greindl, autre pilier du Neues Bayreuth, qui campe un Pogner idéal de paternalisme bonhomme ; Paul Schöffler, habitué de Salzbourg et Vienne, dont le Sachs faisait, en 1953, encore bonne figure.

Les trajectoires, les carrières, les personnalités présentes dans cette somme sont nombreuses et variées. Toutes ont en commun une caractéristique essentielle : elles font vivre le drame wagnérien par des moyens essentiellement musicaux, lui conférant ainsi proximité et humanité, et disposant pour cela de ressources vocales dont on ne peut que rêver en nos temps de disette. Sans doute ces chanteurs eurent-ils la sagesse de savoir ne pas gâter ce que la nature, follement généreuse, leur avait offert. Sans doute cette sagesse pragmatique explique t-elle pour beaucoup leur extraordinaire longévité. Sans doute y avait-il chez eux une discipline du chant wagnérien, qui n’est pas, comme on veut parfois le faire croire, une idolâtrie pesante et sectaire. Sans doute y eut-il parmi ces deux générations qui, bon an mal an, occupèrent les scènes du milieu des années 20 au milieu des années 60, des habitudes de travail en commun (on n’ose écrire : en troupe, pourtant, dans l’esprit, c’est bien ça) qui créèrent de la familiarité, des connivences, une dose d’émulation : ce supplément d’âme qui explique par exemple que le couple formé par Flagstadt et Melchior vaut bien plus que la simple addition des talents séparés de Flagstadt et Melchior.

Chanter Wagner, c’est d’abord chanter

En cela, ce coffret est d’une absolue nécessité pour qui veut connaître le chant wagnérien. Attention ! Ecouter ces grands anciens, c’est accepter de jeter ensuite un regard bien sévère sur nombre de ceux qui leur ont succédé, y compris sur les scènes les plus prestigieuses. Mais c’est aussi une chance inestimable que de disposer d’un tel objet : on y retournera quand, déprimé par la médiocrité, on voudra se rappeler qu’elle n’est pas une fatalité et que, pour reprendre la si juste formule d’André Tubeuf, « chanter Wagner, c’est d’abord chanter ».

Richard Wagner

Wagner at the MET
Enregistrements légendaires du Metroplitan Opera

Le Vaisseau Fantôme
(30 décembre 1950, dir. Fritz Reiner)
Tannhäuser
(9 janvier 1954, dir. George Szell)
Lohengrin
(2 janvier 1943, dir. Erich Leinsdorf)
L’Or du Rhin
(27 janvier 1951, dir. Fritz Stiedry)
La Walkyrie
(17 février 1940, dir. Erich Leinsdorf)
Siegfried
(30 janvier 1937, dir. Artur Bodanzky)
Crépuscule des Dieux
(11 janvier 1936, dir. Artur Bodanzky)
Tristan et Isolde
(16 avril 1938, dir. Artur Bodanzky)
Les Maîtres chanteurs de Nuremberg
(10 janvier 1953, dir. Fritz Reiner)

Chœur et orchestre du Metropolitan Opera de New York

Enregistré live au Metropolitan Opera de New York

Coffret 25 CD Sony Classical 88765 42717 2, 1685′

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