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Rolando Villazón : « Un artiste qui ne prend pas de risques n’est pas un artiste intéressant »

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Interview
17 mars 2014

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Rolando Villazón sera au Théâtre des Champs-Elysées le 6 avril pour un concert lié à son disque d’airs de concert de Mozart. On ne l’a plus vu sur les scènes parisiennes depuis quelque temps, mais cela va bientôt changer, comme il nous l’explique dans son interview.


Vous vivez à Paris mais on a l’impression que vous ne chantez pratiquement plus en France, cela va-t-il changer à l’avenir ?

Ah, vous posez la question que personne ne veut poser d’habitude… Si je ne chante plus à l’Opéra Bastille, c’est parce que je n’y suis plus invité. C’est d’ailleurs le seul théâtre qui m’ait fermé ses portes après mon opération, heureusement pour moi tous les autres théâtres du monde ont continué à m’inviter. Heureusement, nous allons faire Le Retour d’Ulysse au Châtelet avec Emmanuelle Haïm. J’aimerais tellement me produire plus souvent à Paris, je pourrais à la fois chanter et être à la maison avec mes enfants. Enfin, je vais là où l’on m’invite, et j’y suis avec tout mon cœur. Enfin, il y a des projets, mais rien dont je puisse parler dès maintenant. Avec Stéphane Lissner, tout va très bien, comme avec tout le monde, d’ailleurs ! J’aimerais énormément revenir à l’Opéra Bastille, car j’y ai pratiquement commencé ma carrière. J’avais chanté à Lyon, mais la première grande capitale où j’ai chanté, c’est Paris. Malheureusement, l’administration actuelle m’a fermé la porte, et pas très poliment. Voyez-vous, dans ce métier, les choses changent, les gens changent ; il faut rester ouvert et se réjouir de tout ce qui arrive. Je ne peux pas me plaindre, j’ai une relation extraordinaire avec tous les autres théâtres de la planète.

De plus, votre activité de metteur en scène se développe : après Werther à Lyon en 2011 et L’Elisir d’amore à Baden-Baden en 2012, on annonce trois autres spectacles pour la saison 2014-2015.

Dans ma première mise en scène, il y avait Karine Deshayes, qui chante à présent Charlotte à Bastille et le fait magnifiquement bien ; c’est une artiste immense, et elle a la chance d’avoir pour partenaire un Werther extraordinaire, un ténor dont les Français doivent être très fiers. Des ténors comme Roberto Alagna, on n’en voit pas tous les jours, c’est un des plus grands de l’histoire et il chante admirablement ce répertoire. Mais je ne suis pas là pour vous parler de la concurrence (rires) ! Mettre en scène Werther à Lyon est une expérience que j’ai adorée, et j’espère que cette aventure se prolonger jusqu’à la fin de ma carrière, en parallèle à toutes mes autres carrières, de chanteur, d’écrivain… Quant aux trois productions à venir, je ne sais pas si les théâtres en question accepteraient que j’en parle, mais tant pis : il y aura La Traviata à Baden-Baden et deux opéras dans lesquels je n’ai jamais chanté, Viva la mamma ! de Donizetti et La Rondine. Ces projets sont très importants pour moi.
En fait, tout a commencé quand je chantais Werther. Je me demandais comment jouer ce dernier acte, où le héros doit mourir pendant une demi-heure. Bien sûr, on y croit parce que c’est le monde magique de l’opéra, mais j’ai commencé à y réfléchir, j’ai imaginé toute une mise en scène. Je connais depuis longtemps le metteur en scène Richard Jones, il me disait toujours que je devrais m’y mettre. Et un jour, en voiture, j’ai raconté ça à Alain Lanceron, qui est un grand ami, et il m’a encouragé. J’ai essayé de proposer l’idée à des théâtres, ça les intéressait, mais ça n’a débouché sur rien. Jusqu’au moment où Alain Lanceron en a parlé à Serge Dorny, qui m’a aussitôt engagé ! Il a pris ce risque, tout s’est très bien passé, le spectacle a rencontré un vrai succès auprès du public et les chanteurs ont été très contents, même ceux qui n’avaient pas aimé l’esthétique de cette production. Alain Vernhes, qui était le Bailli à Lyon et que j’ai retrouvé dans le rôle quand j’ai chanté Werther à Covent Garden, m’a dit : « Tu sais, on peut aimer ou non ton spectacle (je crois que lui ne l’avait pas aimé), mais on ne peut pas dire que tu n’aies pas dirigé, il y avait une vraie direction d’acteurs ». La critique, en revanche, était très divisée : dans Le Monde, Marie-Aude Roux m’a carrément insulté. Mais ce qui est amusant, c’est que la critique ne me touche absolument pas en tant que metteur en scène. Comme chanteur, je préfère ne rien lire car même le bien qu’on peut dire de moi me touche de trop près ; comme metteur en scène, il y a une distance, je sais ce que j’arrive à faire et ce que je n’ai pas su faire. Dans la presse belge, il y a eu un compte rendu très descriptif, qui signalait les points positifs et négatifs, et cela m’a beaucoup aidé, j’ai trouvé ça très constructif. En tout cas, les représentations à Lyon ont fait salle comble, il y avait énormément de jeunes, mais il faut dire que Serge Dorny a fait beaucoup pour amener un nouveau public.

Très peu après, je devais chanter L’Elisir d’amore à Baden-Baden. Et comme il n’y avait personne à la mise en scène, on m’a proposé de m’en charger aussi. Faire les deux en même temps, ça me paraissait fou. Richard Jones m’a dit : n’accepte surtout pas. Donc ça m’a aussitôt donné envie de le faire ! Et le spectacle va sortir en DVD. Ça fait longtemps qu’aucune production où je chante n’a fait l’objet d’une captation, mais c’est aussi parce que je participe à beaucoup de reprises. Par ailleurs, je pense qu’il y a trop de choses sur le marché, il vaut mieux ne publier que ce qu’on est sûr de vouloir regarder. Et puis je ne fais pas de networking pour être invité à droite ou à gauche. Quand je fais de la mise en scène, je m’amuse énormément, et je sais que mes chanteurs s’amusent aussi. Enfin, je ne devrais pas dire « mes » chanteurs. Après tout, il n’y a pas de maître qui domine : un spectacle eest une collaboration entre un chef d’orchestre pour l’univers musical, un metteur en scène pour l’univers visuel, et les chanteurs qui sont en charge de leur propre interprétation. Ce ne sont pas des élèves qui écouteraient les deux maîtres leur imposer des choses. On travaille tous ensemble, et si un chanteur me dit qu’il ne peut pas tel jeu de scène, s’il essaye et que ça ne marche pas, alors je dois l’accepter et en changer.
Tout est affaire de flexibilité. Mozart changeait les airs en fonction des possibilités des chanteurs, à Vienne Mahler baissait d’un demi-ton « Celeste Aida » pour un ténor qui n’était pas à l’aise dans la tonalité originale. Je trouve formidable qu’il y ait sur Internet ce foisonnement, tous ces blogs, tout ce lieu d’expression très riche, très polémique, extrémiste parfois, je crois que c’est très positif mais je suis sûr que ce débat n’est pas pour les artistes. Je ne dis pas que les artistes doivent se foutre du public, pas du tout. Si c’était ça, je chanterais chez moi ; il m’arrive parfois de chanter Andrea Chénier en entier pour moi tout seul. Mais le contact avec le public, c’est l’échange immédiat sur scène. Si le public hue, ça ne signifie pas que ce nous faisons est mauvais, et s’il applaudit, ça ne signifie pas que c’est bon. Non, on ne chante pas pour être jugé, mais pou avoir un contact, pour le plaisir de chanter. A notre époque utilitariste, l’art échappe à ces règles. Robert Carsen, que j’admire beaucoup, a dit que l’art jouait un rôle purificateur, mais je ne suis pas de cet avis. Pour moi, l’art sert à agiter en nous des choses qui sommeillaient, des concepts oubliés, des idées qui s’assemblent soudain. Les humains sont comme des bouteilles, et l’opéra vient remuer la lie. Il ne s’agit pas de chasser ce qu’il y a de mauvais en nous, mais de susciter de nouveaux contacts. C’est pour ça qu’un artiste a besoin du public, mais pas pour être accepté, car seule sa vanité a besoin qu’on l’admire. J’adore l’anecdote qu’on raconte au sujet de la première d’Ubu roi. Jarry avait prévu une claque, et il leur avait dit : « Si le public siffle la pièce, applaudissez, mais s’il applaudit, sifflez ! »

Vous venez d’évoquer Mozart : on a l’impression que vous allez lui consacrer presque toute l’année 2014. C’est un changement radical de répertoire ?

Je ne pense pas qu’on puisse vraiment parler de reconversion, en tout cas je ne cherche pas à analyser ma carrière dans ces termes-là. Quand je me suis plongé dans l’univers mozartien, je m’y suis senti chez moi, instinctivement. Et les propositions ont commencé après mon premier Don Giovanni. Daniel Barenboïm avait depuis longtemps envie de faire du Mozart avec moi, jusque-là je ne me croyais pas prêt, mais j’ai fini par accepter, donc cette saison, je vais chanter Così à La Scala. Don Ottavio est un rôle que normalement les ténors comme moi n’aiment pas trop, mais je n’ai pas besoin d’attirer tous les regards en scène, peu m’importe désormais de ne pas être le plus applaudi de la distribution. Pour le moment, je suis dans Mozart, mais dès l’an prochain je retrouverai Don Carlos, Hoffmann, Werther… A Munich, je participerai avec Thomas Hampson à la création d’une œuvre d’un compositeur tchèque, ensuite je chanterai dans Juliette de Martinu…
Mes ennuis de santé ont modifié ma trajectoire, mais il ne faudrait pas croire que tout ce que je fais à présent est lié à ce moment de ma vie. Quand j’étais au conservatoire, j’ai travaillé un extrait du Rè pastore, et je me suis dit : Mozart n’est pas un compositeur avec lequel je vais pouvoir apprendre à chanter. Dans Verdi ou Puccini, si tout n’est pas parfaitement en place, ce n’est pas si grave, mais Mozart, j’ai pensé que ce n’était pas du tout pour moi. Après, quand j’ai abordé Monteverdi, je me suis dit : Mozart viendra peut-être un jour. Et ce n’est pas parce que j’ai eu mes problèmes que j’ai décidé de chanter Mozart. J’ai dû me reconstruire, et je me suis dit : Maintenant je peux respecter les règles de Mozart, avec ma nature d’artiste. J’ai chanté Haendel, Monteverdi, et je ne veux pas être étiqueté comme exclusivement lié au répertoire du XIXe siècle. Je ne veux même pas qu’on me colle l’étiquette de ténor, je veux faire un tas de choses, être un homme, voilà tout. Je ne réussirai certainement pas tout, mais un artiste qui ne prend pas de risques n’est pas un artiste intéressant. Tous les grands artistes prennent des risques, mais sans sortir de leur répertoire, le public le sent et c’est ça qui fait la différence.

Vous avez chanté Mozart avec des chefs « baroqueux » (Minkowski, Christie) et avec des chefs plus classiques. Qu’est-ce qui change de l’un à l’autre ?

Quand on travaille avec un grand chef, quel que soit son style, on travaille avec un artiste qui a une vision très clair et qui respecte les chanteurs. Avec les grands chefs, on instaure un dialogue qui pousse l’artiste vers d’autres univers. Bien sûr, il y a des différences dans le détail, mais je n’aime pas ce genre d’analyse. C’est un peu comme l’interprétation des rêves, c’est la vengeance de notre intellect contre la créativité artistique : la raison veut tout expliquer, tout réduire à des mots. Je pourrais vous parler de couleurs, de dynamique, de légèreté, de fluide, de son majestueux, mais tout ça revient à se couper de la véritable expérience. Ce qu’il faut, c’est écouter et ressentir les choses. Bon, on peut quand dire par exemple que Mozart avec Pappano est plus dramatique, avec Marc Minkowski plus mystérieux, et tous les deux sont justes. Barenboïm est très attentif à la mise en scène, l’orchestre se fait plus nerveux ou plus héroïque selon l’humeur du personnage. Moi, je suis à l’écoute du chef, je ne peux aller contre ce qu’il a décidé, faire quelque chose qui ne soit pas une conséquence des choix orchestraux. Dans les airs de concert de Mozart, c’est comme si on faisait de la musique de chambre, c’est un duo pour orchestre et voix. Bien sûr il y a une différence entre les instruments anciens et les instruments modernes, et la voix s’y adapte instinctivement, le palais s’ajuste pour produire un son plus rond, plus velouté, ou au contraire plus fin, plus brillant.

Vous avez enregistré tous les airs de concert que Mozart a écrits pour ténor, mais vous n’avez pas eu envie de rendre hommage à tel ou tel chanteur pour qui il les a composés, selon une formule à présent très à la mode ?

On pourrait dire qu’il manque l’air d’Idamante, qui figure aussi dans l’édition sur laquelle j’ai travaillé, mais ce n’est pas à proprement parler un air « de concert ». Quant à l’hommage aux chanteurs du passé, je pense évidemment à ce qu’a fait Cecilia [Bartoli] avec Malibran, qui nous a fait découvrir tout un répertoire ; j’admire énormément Cecilia, son goût, sa curiosité. Moi je pourrais faire un hommage à n’importe qui, chanter une série d’airs… En fait, la célébrité, c’est une chance, bien sûr, mais c’est aussi à la fois une liberté et une responsabilité. Je peux lancer sur le marché des choses qui se vendront, car j’ai un public qu’elles intéresseront, mais que vais-je lui offrir, à ce public ? Des chansons napolitaines, des choses que je pourrai encore faire dans dix ou quinze ans ? N’est-il pas plus intéressant d’aller chercher des partitions un peu moins connues, qui éclairent et ouvrent le débat ? Pour un jeune ténor, ça peut être très bien de faire un disque d’airs de Puccini, mais quand on est connu, il faut imaginer autre chose. Ce disque d’airs de concert de Mozart a un intérêt historique, c’est pour ça qu’Antonio Pappano a accepté, lui a déjà fait beaucoup d’enregistrements avec de très grands artistes. L’idée lui a tout de suite plu, car c’était un vrai projet artistique. Notre responsabilité, c’est de faire qu’un projet artistique puisse devenir un produit rentable, et non l’inverse. Qualité et authenticité, voilà ce que nous devons au public. Pour la suite, je peux vous dire que j’ai déjà trois projets de disques, mais il est trop tôt pour en parler plus en détail.

Vous aimez les clowns, votre roman est une histoire de clowns… Pourquoi les clowns sont-ils si importants dans votre vie ?

Je pourrais vous répondre que j’ai été clown à 18 ans, mais c’est juste un aspect de ma vie personnelle, et j’en ai assez du biographique, c’est plus intéressant de parler des idées. Les clowns nous libèrent, il y aune philosophie clownesque que nous devrions tous adopter. On a tous en nous un clown et un philosophe. Attention, pas un clown ou un philosophe professionnel. Nous avons tous un chanteur en nous, est-ce que pour autant nous pouvons chanter à l’Opéra Bastille ? Non, même pas moi (rires) ! Mais il faut laisser parler ce clown et ce philosophe, et s’intéresser à ce qu’ils disent. Les choses qui vous gênent en vous, le clown va les faire sortir, sans honte, il vous permettra d’en rire, de les accepter comme une partie indispensable de votre personnalité. Les génies étaient des génies à cause de leurs défauts ; nous qui ne sommes pas des génies, les clowns nous aident à nous regarder en face et à rire des choses qui nous déplaisent en nous. Ils vont à l’encontre du masque sérieux, du rôle que nous jouons en société. Chacun de nous est bien davantage que ce personnage qu’il joue, chacun sait qu’il y a en lui des choses qu’il ne veut pas montrer. Pourtant, ce sont ces choses-là qui font de nous des êtres complets. 
 

Propos recueillis par Laurent Bury, le 30 janvier 2014

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