C O N C E R T S 
 
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SAINT ETIENNE
01/04/07
Djamileh Il Tabarro
 © DR (Opéra de Lyon)
Georges BIZET

Djamileh

Livret : Louis GALLET

Direction musicale : Eivind GULLBERG JENSEN
Mise en scène : Christopher ALDEN
Assistant : Robert KEARLEY
Décors : Johan ENGELS
Costumes : Sue WILLMINGTON
Eclairages : Adam SILVERMAN

Haroun : Jean-Pierre FURLAN
Splendiano : Laurent NAOURI
Djamileh : Janja VULETIC
Le Marchand d’esclaves : Marc FOURNIER


Giacomo PUCCINI

Il Tabarro

Livret : Giuseppe ADAMI

Direction musicale : Eivind GULLBERG JENSEN
Mise en scène : David POUNTNEY
Assistant : Robert KEARLEY
Décors : Johan ENGELS
Costumes : Tom PYE
Eclairages : Adam SILVERMAN

Michele : Laurent NAOURI
Giorgetta : Hélène BERNARDY
Luigi : Jean-Pierre FURLAN
La Frugola : Ceri WILLIAMS
Il Talpa : Brian BANNATYNE-SCOTT
Il Tinca : Christophe MORTAGNE

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Chefs de chant : Nathalie DANG, Mathieu PORDOY

Production : Opera North

L’Esplanade, Opéra Théâtre
 SAINT-ETIENNE
Dimanche 1er avril 2007
15h00


Jalousies en miroir


Etrange composition pour cette production de l’Esplanade de Saint-Etienne en cette dernière partie de saison : mêler dans la même soirée la badinerie orientale de Bizet, Djamileh, et le summum puccinien du Grand-Guignol qu’est Il Tabarro pouvait tenir du défi. Il s’agissait non seulement d’amputer Il Trittico de son prologue passionnel mais aussi et surtout de lui en adjoindre un autre, très différent dans les intentions et l’écriture.

Pour autant, l’ensemble parvient à fonctionner honorablement malgré l’hiatus évident et le sentiment de malaise qui habite le public face à la mise en scène.

Pour évoquer le cynisme désabusé du sultan Haroun qui finit par tomber amoureux de l’une de ses favorites interchangeables par tranches mensuelles, Christopher Alden place l’action à notre époque et gomme toute référence visuelle à l’Orient. On découvre ainsi une vaste pièce, à la fois chambre et salon, dans laquelle vit Haroun entre le lit défait et les vidéos qu’il se passe en continu tout en fumant. Son fournisseur de films dans ce loft pervers n’est autre que son factotum Splendiano, tenu par un Laurent Naouri voyeur et pourvoyeur dont la présence occupe continuellement la scène. Caméra à l’épaule, il épie, capte et restitue à son maître tous les moments notables d’une vie dissolue et factice, ce qui ne l’empêchera pas lui-même de convoiter la belle Djamileh dès que la période d’essai d’un mois sera passée. Haroun passe son temps assis dans son fauteuil face au public et revoit (revit ?) sur sa télévision les images de ses aventures répétées, en inlassable insatisfait.

En raison du parti pris de mise en scène, l’ensemble ne peut jouer à plein en continu. Si l’idée du reality show personnel convient bien au personnage de Haroun vu comme un individualiste contemporain, elle s’épuise vite, limitée par les trop fortes contraintes du texte. Le plateau demeure souvent figé tant les personnages, libérés de leurs caractères originels, peu profonds, se retrouvent enclavés dans d’autres, certes modernisés mais encore plus restreints à bien des égards. Et Splendiano a beau s’agiter sur toute la scène pour faire de l’image, il n’en reste pas moins que la trouvaille de départ a de temps à autre du mal à passer la rampe. On pourra évidemment regretter que l’une des dernières scènes françaises possédant sur place son propre atelier de couture et de confection de costumes ne nous offre que des trois-pièces vus et revus – ou même un jean pour Splendiano ! Les artistes sont ainsi chargés de concilier des oppositions stylistiques telles que le spectacle ne peut en ressortir indemne : attitudes actuelles, paroles d’arrière-garde… Soulignons en effet que le texte est lui-même incontestablement daté. On comprend donc mal comment ces vers surannés de Louis Gallet, engoncés dans la coquetterie poétisante du néo-romantisme, pourraient encore être porteurs de sens pour le public d’aujourd’hui. Il en irait différemment si Namouna de Musset avait été adaptée de manière plus intemporelle et moins superficielle. Notons tout de même quelques jolis effets, comme par exemple le geste de Haroun qui saisit sa télécommande et rallume un programme après que Djamileh a chanté son ghazel :

«Cherchons des images riantes… »

Mais sans doute cela ne suffit-il pas à alimenter une mise en scène. En témoignent, a contrario, les nombreuses entorses au même livret. Plus ambiguës sont aussi les relectures dont on ne saurait dire si elles sont volontaires ou relèvent de la maladresse. Il en va ainsi de l’épisode où une partie du chœur masculin investit la scène. Dans le livret, ce sont les amis de Haroun qui viennent passer une soirée de jeu chez le sultan. A ce moment où les choristes arrivent accoutrés en mauvais gaillards des rues, on sent comme la tentation de tirer l’interprétation vers un rite sexuel collectif :

« Ah ! Nous allons jouer follement cette nuit ! »

Face aux écueils d’une telle entreprise, on reste songeur. Si les efforts sont à souligner, les trop nombreux hiatus contreviennent au principe d’unité de la mise en scène. Plus que la question de l’omnipotence du metteur en scène, c’est celle de la pertinence du montage de ces œuvres à notre époque qui semble ici posée. C’est pourtant sur ses choix que l’élève de Jean-Pierre Ponnelle sera contesté : en opposition totale avec les didascalies du livret, Haroun étranglera finalement Djamileh avec le collier qu’il lui a offert, ce qui vaudra une salve de huées de l’Esplanade au tomber de rideau.
   
Du côté des solistes, la scène stéphanoise a eu la main plutôt heureuse. Jean-Pierre Furlan est crédible dans ce rôle de Don Juan miné d’ennui. La voix est claire, généreuse et franchit aisément la rampe, tant dans le chant que dans les dialogues parlés. Janja Vuletic campe une Djamileh digne d’intérêt – et pas seulement esthétique ! Même si les graves sont parfois bizarrement poitrinés au point de manquer de profondeur et de ressembler par trop à une voix parlée, l’exécution des arie détachées (notamment son lamento) permet à la jeune croate de faire valoir élégance et souplesse dans son registre supérieur. Sa prononciation du français chanté et parlé ne détonne d’ailleurs pas avec celle de ses partenaires masculins. Laurent Naouri ne fait quant à lui qu’une bouchée du rôle de Splendiano. Tout en nuances, en retenue et en gourmandise le moment venu, il campe un luxueux homme à tout faire à l’aise sur toute la tessiture du rôle. Sa performance et son investissement sur ce terrain du chant français pour lequel il n’a plus rien à prouver témoignent d’un sens artistique décidément racé.

A la baguette, le pimpant chef Suédois Eivind Gullberg Jensen emporte l’adhésion par la grande lisibilité de sa direction et le vrai plaisir qu’il montre à infléchir dans le sens convenu le bel orchestre de l’opéra de Lyon.

Pour Il Tabarro, le metteur en scène David Pountney prend nos réflexes à contre-pied : ici point de péniche étalée de jardin à cour, point de chevet de Notre-Dame ni de quais de Seine. L’action se déroule dans un grand praticable cubique suspendu à un crochet de levage. Nous sommes plutôt dans une ambiance de porte-conteneurs havrais que dans un film de Carné. Soit. L’essentiel du dispositif reste centré sur le trio amoureux Michele-Giorgetta-Luigi. Les personnages secondaires sont peu caractérisés, quitte à verser dans le conformisme cette fois : toute la panoplie du débardeur d’époque, de l’alcoolique poussif et de l’épouse criarde y passe. Le contraste entre le travail sur les protagonistes et les autres personnages est à imputer à un choix de mise en scène. Encore plus en arrière, le joueur d’orgue, le vendeur de petits formats et le couple d’amoureux n’apparaissent même pas sur scène, ce qui s’articule mal avec ce qui se passe sous les yeux du public. Jusqu’à l’incompréhension pour qui ne connaît pas le livret :

« …a domani, mio amore !
-Domani, amante mia ! »

Cet échange, entendu des coulisses après l’éprouvant dialogue des deux époux pourrait donner à penser que Giorgetta s’adresse en cachette à son amant nocturne…

L’orchestre rutilant et riche soutient à merveille les voix des solistes dans ce grand jeu des sentiments et des forces contraires. En Frugola un rien légère, Ceri Williams assure l’essentiel et sa voix peu épaisse et assez banale est heureusement compensée par une musicalité certaine. Son jeu de scène est lui, hélas, cantonné à une posture assise sur une chaise pliante, ce qui ne met pas en valeur une vigueur qu’on lui sent familière.

Le Talpa de Brian Bannatyne-Scott sonne très juste dans ce décor faussement populaire : la voix est bien calibrée et ne cherche pas les effets faciles. On ne peut en dire autant du vilain Tinca de Christophe Mortagne, véritable caricature du chant poissard et débraillé souvent reproché au vérisme tardif et à ses accents populistes.

Hélène Bernardy campe une solide Giorgetta, tant par la voix que par la présence sur scène. Cette soprane de formation wagnérienne impose par la qualité de son timbre une Giorgetta peu encline aux états d’âme et finalement assez rieuse. Apte à la nuance et au charisme, elle capte l’attention pas ses belles capacités à passer d’un sentiment à l’autre au fil de cette eau symphonique qui rythme l’œuvre. Plus à l’aise en femme forte et nostalgique qu’en femme fragile, elle sait être de tous les instants, ce qui lui fait réussir son personnage sur le plan physique plus que psychologique. On a en effet du mal à voir en elle une repentante lors de la scène finale alors qu’elle n’a agi qu’avec une apparente légèreté et a su profiter des moindres pauses de la partition pour rôder autour de son Luigi.

Jean-Pierre Furlan confirme sa grande forme et parvient à camper un Luigi convaincant dans la force comme dans la faiblesse. Il restitue bien le mélange révoltant de puissance et de soumission du travailleur. Son grand air « Hai ben ragione » est parfaitement dosé et ne saurait virer à la vulgate socialisante dans laquelle on a tant voulu enfermer l’opus de Puccini. Capable de puissance au besoin, il module avec intelligence ses effets, sans tomber jamais dans l’expressionnisme vulgaire, sauf à suivre le metteur en scène qui lui demande de rejeter en arrière une chaise sur « Preferisco morire, alla sorte… » dans la première partie du duo clandestin. Son chant sonne l’évidence sans le confort et lui permet de tirer parti de toutes ses capacités afin de travailler un Luigi moins monolithique qu’à l’ordinaire. C’est ainsi qu’étant exposé à la faiblesse de l’amant qui s’humilie au travail sous les ordres du mari, il peut exploser dans l’ombre de la nuit et tenir vaillamment son

« … non tremo a vibrare il coltello
e con gocce di sangue
fabbricarti un gioiello ! »

Laurent Naouri, dans un rôle à contre-emploi, parvient à doter le personnage de Michele d’une aura profondément humaine. Inhabituellement tendre, le taciturne patron en devient touchant. Naouri utilise toutes ses ressources pour donner une épaisseur autre que brutale au capitaine, ce qui renforce le caractère poignant du duel final entre les deux rivaux. Sa voix sait être prenante et équilibrée dans le solo « Nulla !... Silenzio ! » ; il sait user à bon escient de la voix mixte et des attaques tendres dans le superbe duo avec Giorgetta : « Sento sulle mie spalle… ». Au final, dans la terrible scène de la houppelande, il vocifère en détonnant légèrement au-dessus son avant-dernier « Vieni ! », ce qui renforce le caractère éperdu et incontrôlé de son acte d’amour. Le chanteur récoltera les hourrahs mérités de l’assistance.

C’est au final un spectacle contrasté que la quatrième scène de France (par la fréquentation) aura proposé : un succès d’estime français passé de mode et dopé par une relecture médiatique et sociale ; un standard du vérisme tenu par un trio de solistes bien trempé. Même si les liens entre les deux œuvres restent sans doute fictifs voire artificiels, on retiendra les efforts réalisés par cette scène pour favoriser les angles d’attaque particuliers et certaines audaces, quitte à ne pas correspondre à l’horizon d’attente d’un public accoutumé aux belles manières de Massenet.


Pierre MIRLI
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