C O N C E R T S
 
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PARIS
13/05/2004

(© DR)
ALCINA

Opera seria en trois actes (1735)

Musique de Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Livret anonyme, adapté de l'opéra de Riccardo Broschi,
"L'Isola d'Alcina" d'après "Orlando furioso" de l'Arioste
 
Direction musicale  John Nelson 
 
Mise en scène : Robert Carsen 
Décors et costumes : Tobias Hoheisel 
Lumières : Jean Kalman 
Mouvements chorégraphiques : Philippe Giraudeau 
Dramaturgie : Ian Burton 

Chef des Choeurs : Peter Burian
Ensemble Orchestral de Paris
Choeurs de l'Opéra National de Paris
Avec le soutien des
"American Friends of the Paris Opera & Ballet"
et de la "Florence Gould Foundation"

Alcina, Luba Orgonasova 
Ruggiero, Vesselina Kasarova 
Morgana, Patrizia Ciofi 
Bradamante, Vivica Genaux 
Oronte, Toby Spence 
Melisso, Luca Pisaroni

Opéra National de Paris, Palais Garnier
13 mai 2004, 19h30



IAlcina est une dame bien patiente pour avoir attendu, sans broncher, deux cent soixante quatre ans avant de faire son entrée au répertoire de l'Opéra National de Paris. C'était en juin 1999 : sous les traits de Renée Fleming, entourée de Susan Graham (Ruggiero), Natalie Dessay (Morgana), dirigée par William Christie et mise en scène par Robert Carsen, elle démontrait alors qu'elle était la plus prodigieuse des enchanteresses.

Cinq ans plus tard, on ne prend pas les mêmes, mais on recommence. De l'affiche initiale, seul subsiste le metteur en scène. La distribution a été entièrement renouvelée et Les Arts Florissants remplacés par l'Ensemble Orchestral de Paris sous la baguette romantique de John Nelson. La donne est donc radicalement différente. La comparaison pourrait être passionnante si elle était possible. Hélas, en 1999, les billets étaient distillés au compte-goutte et bien qu'abonné (M. Mortier n'avait pas encore découragé ma meilleure volonté), je passai à côté de la pipette. Cependant, l'enregistrement paru dans la foulée chez Erato, une certaine expérience de la musique baroque en général et de Sir William Christie en particulier, permettent d'imaginer la mesure et la couleur données alors à la partition de Haendel. Il est certain que l'utilisation d'instruments modernes plutôt qu'anciens, les cordes surtout, contribue à estomper cette musique, à en gommer le relief, et à lui donner paradoxalement un coup de vieux. Il y a, en revanche, plus d'intensité chez John Nelson. Le chef prouve qu'il est davantage homme de théâtre. Il force l'orchestre à respirer au rythme de l'action, étire les moments élégiaques sans les plomber, impulse le mouvement dans les passages plus animés, accompagne avec précaution, paternalisme presque, ses chanteurs.

Ceux-ci le lui rendent bien, car la distribution est sans faille. Même le dernier de la liste, Luca Pisaroni, juvénile et noble, parvient en un seul air à arracher les applaudissements du public. Vivica Genaux l'a confié à Forum Opera, elle adore à la fois les rôles travestis et les talons aiguilles. Elle assume donc avec bonheur l'ambiguïté de Bradamante, amoureuse déguisée en chevalier. La virtuosité surtout impressionne. Son "Vorrei vendicarmi" pourrait s'insérer dans l'hommage discographique qu'elle rendit à Farinelli. Le timbre joue sur du velours sans confusion possible avec celui de son amant, l'inconstant Ruggiero incarné par Vesselina Kasarova. Plus corsé, plus fauve, plus opulent, le mezzo bulgare est consacré par l'applaudimètre. Attaques précises, vocalises impétueuses, graves imparables, "Sta nell'Ircana" devient un courant dévastateur qui emporte la salle. Mais ce triomphe n'occulte pas les airs qui l'ont précédé. Chacun d'entre eux est habité par une juste expression, de la cinglante ironie de "Mio bel tesoro" à la déploration, écologique avant l'heure, du "Verdi prati". Les méchants ne sont pas en reste. Toby Spence, d'abord, est un Oronte élégant dont la jeunesse explique et excuse le comportement. La voix souple, homogène, contribue à tracer ce portrait convaincant d'un jeune homme irrémédiablement amoureux. Et comment ne le serait-on pas de Patricia Ciofi ? Le soprano italien est décidément étonnant. On venait de la quitter dans ce même Palais Garnier en Lauretta Schicchi plus vraie que nature, elle se glisse dans les habits de Morgana avec une aisance confondante. Fragile, gracieuse sur toute la ligne, sa voix caresse l'aigu, monte encore, sans écorcher, sans vriller, flotte, suspend le temps et dans "Credete al mio dolore" au 3ème acte bouleverse carrément. La comédienne séduit aussi, espiègle, touchante, piquante sans vulgarité. Reste Alcina. Luga Orgonasava incarne plus la femme que la magicienne. Conduit sur le souffle, son chant est celui d'un être brisé, vaincu dès la première note. La coquetterie, la sensualité, la fureur même disparaissent alors au profit d'une sincérité passionnée, éperdue, puis d'une résignation désespérée. Chacune de ses interventions est un pur moment de magie que ne parvient pas à briser une allure empruntée. En cela, elle est ensorceleuse.

Ces interprétations ne nous convaincraient pas autant sans le fabuleux travail réalisé par Robert Carsen. Certains lui ont reproché d'avoir occulté la dimension féerique de l'opéra, dimension légitimée par le lieu de la création, ce nouveau théâtre de Covent Garden aux machineries performantes que tenait à utiliser Haendel pour impressionner le public londonien. Il est vrai qu'ici le décor s'apparente plus à un sage palais néo-classique qu'aux ondulations spectaculaires de l'île magique d'Alcina. La présence d'hommes plus ou moins dévêtus participe à la controverse. Pourtant, ils nous aident à mieux réaliser la sensualité sauvage de la magicienne. Au delà de ces considérations, il reste l'esthétisme incontestable du spectacle et surtout l'incroyable humanité insufflée aux personnages. La convention est brisée. Il n'y a plus de fées, de guerriers, de princesses mais des êtres de chair qui s'aiment et se déchirent, comme vous, comme moi, hier, maintenant, toujours... Le metteur en scène se met ainsi au diapason du compositeur qui sut, en son temps, s'affranchir des artifices de l'opera seria pour composer une musique infiniment vraie.
 
 
 

Christophe RIZOUD
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