OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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PARIS
25/03/2008


Vivica Genaux
© Virgin Classics/Harry Heleotis


Antonio VIVALDI (1678 – 1741)

BAJAZET


Tragedia per musica en 3 actes sur un livret d'Agostino Piovene (Vérone, 1735)

Bajazet, empereurs des turcs : Christian Senn
Irene, princesse de Trébizonde : Vivica Genaux
Tamerlano, empereur des tartares : Romina Basso
Idaspe, ami d’Andronico : Maria Grazia Schiavo
Asteria, fille de Bajazet : Marina de Liso
Andronico, prince grec : Lucia Cirillo

Europa Galante
Fabio Biondi : violon, direction

Version de concert

Salle Pleyel,
Paris, le 25 mars 2008, 20h

Viva Vivica  !


On a beaucoup écrit, ici (1) et ailleurs, sur l’interprétation du Bajazet de Vivaldi par Fabio Biondi. Interprétation et exhumation car il s’agit bien d’une résurrection qu’accomplit le violoniste quand il enregistre en 2005 cette tragedia per musica créée au Teatro dell’Academia de Vérone durant le carnaval de l’hiver 1735 et jamais représentée – ou presque - depuis.

On a beaucoup expliqué les particularités de la partition, ses origines d’abord  – le Tamerlan de Jacques Pradon qui, aménagé par Nicola Fransco Haym, avait donné naissance onze ans auparavant au Tamerlano de Haendel – puis sa nature de pasticcio. L’œuvre emprunte en effet l’essentiel de sa substance aux opéras précédents du compositeur et à ceux de ses confrères napolitains : Hasse, Giacomelli, Broschi (2). Le procédé, courant au XVIIIe siècle, n’a rien de choquant. On l’a d’autant mieux accepté que le collage réalisé par Vivaldi s’apparente à un manifeste. Aux oppresseurs (Tamerlano, Andronico et Irene) la musique napolitaine, aux résistants (Bajazet, Asteria et le fidèle Idaspe) les airs qu’il a lui-même composés, le tout afin de protester contre le déclin du dramma per musica vénitien dont il se voulait le digne représentant. Et on a d’autant mieux apprécié la recette que Vivaldi a su lier la sauce en ajoutant une pincée de récitatifs accompagnés et d’ariosi du meilleur effet dramatique.

On a beaucoup vanté la direction de Fabio Biondi, son équilibre, sa dynamique. On a aimé qu’elle soit débarrassée des soubresauts qui trop souvent agitent cette musique et la façon gourmande dont le violon dialogue avec Asteria dans l’aria « La cervetta ». On a loué la beauté sonore de l’Europa Galante – comment faire autrement – et l’on s’est extasié sur le plateau d’étoiles réunies pour l’enregistrement (ldebrando D'Arcangelo, David Daniels, Marijana Mijanovic Elina Garanca, Vivica Genaux Patrizia Ciofi), même si l’on a remarqué, de ci de là, que Daniels était mal distribué - manque d’expressivité et défaut de mordant, le prix à payer pour un tel moelleux – et, va savoir pourquoi, que Ciofi, Garanca et Mijanovic n’étaient pas vraiment au niveau de leur réputation. Un diapason d’or s’est chargé de mettre tout le monde d’accord.

On a beaucoup commenté aussi les concerts qui ont suivi l’enregistrement, concerts qui ont vu l’ouvrage mis en scène à Venise et en espace à Montpellier avec une distribution moins prestigieuse, quasi identique à celle réunie ce soir salle Pleyel (3). On a relevé évidemment que l’affiche était moins éblouissante mais on a souligné l’homogénéité de l’ensemble et les qualités de chacun : le phrasé de Christian Senn, la virtuosité de Vivica Genaux, les couleurs de Romina Basso, la vivacité de Maria Grazia Schiavo, la noblesse de Marina de Liso, l’engagement de Lucia Cirillo...

Après tout cela, que dire de plus si ce n’est, à l’issue de cette soirée parisienne, que l’acoustique de Pleyel n’est pas de celles qui rendent le mieux justice à la musique baroque. Le son, opaque comme si une feuille de papier calque avait été glissée entre la scène et le public, ne sert pas le jeu de l’Europe Galante dont les raffinements passent à la trappe - jusqu’à un certain point, le défaut de justesse des cors n’est pas à mettre, lui, sur le compte de l’acoustique. De même, les chanteurs semblent à court de projection, avec des graves assourdis et, par contraste, des aigus étonnamment libérés.

Avoir - trop - le disque dans l’oreille n’arrange pas les choses. Quelle que soit les qualités de Christian Senn, son interprétation de Bajazet ne peut se confronter à la fière arrogance d’Ildebrando d’Arcangelo. Les voix féminines palissent aussi de la comparaison mais elles ont le mérite d’être suffisamment distinctes et d’offrir une juste caractérisation des personnages, Romina Basso en tête. Ses raucités et son timbre sombre rendent effectivement mieux justice à la personnalité de Tamerlano que l’interprétation séraphique de David Daniels. Le tempérament dramatique de Marina de Liso attend son dernier air, « « svena, uccidi, abbatti, atterra », et surtout le récitatif qui le précède, « é morto, si tiranno », pour s’épanouir enfin. Maria Grazia Schiavo, après un « nasce rosa lusinghiera » gracieux qui n’a rien à envier à celui de Patrizia Ciofi, se tord littéralement pour venir à bout, bon an mal an, du périlleux « anche il mar par che sommerga », d’autant plus impossible à interpréter que La Bartoli est déjà passée par là (l’air figure dans le « Vivaldi album »). Lucia Cirillo semble desservie plus que les autres par l’acoustique de la salle avec comme indiqué plus haut un phénomène d’amoindrissement de la voix dans le grave et le bas médium qui altère le portrait délicat du prince Andronico.
Reste Vivica Genaux, seule rescapée de l’enregistrement, dont la silhouette souveraine, merveilleusement suggérée par une robe longue de crêpe turquoise, est déjà une révélation (coutumière des rôles travestis, on a plus souvent l’occasion de la voir en pantalon). Au delà de l’impact physique, la présence vocale s’avère supérieure à celle de ses partenaires. L’incroyable vélocité, la longueur de souffle, l’exubérance des ornements, les sauts d’octave de « Qual guerriero in campo armato » achèvent de mettre le public à ses pieds. L’air suivant « Sposa son disprezzata », en présentant un visage d’Irène moins spectaculaire mais plus sensible et tout autant accompli, finit de consacrer la chanteuse princesse de Trébizonde et reine de la soirée.


Christophe Rizoud

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(1) Voir la critique de l’enregistrement par Bernard Schreuders et le compte-rendu du concert mis en espace en 2006 à Montpellier par Christian Peter.

(2) La liste des airs avec leur origine est en ligne dans le magazine de l’opéra baroque

(3) A Venise, Tamerlano était interprété par Daniela Barcellona.

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