OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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BARCELONE
30/05/2008


Hans Schöpflin (Gustav von Aschenbach)
® Copyright photo Antonio Bofill


Benjamin Britten (1913-1976)

DEATH IN VENICE
(1973)

opéra en 2 actes
livret de Myfanwy Piper
d’après la nouvelle Der Tod in Venedig de Thomas Mann (1912)

Gustav von Aschenbach : Hans Schöpflin
Le voyageur : Scott Hendricks
La voix d’Apollon : Carlos Mena
Tadzio : Uli Kirsch
Employé d’agence et guide : Leigh Melrose
Mendiante : Claudia Schneider
Concierge de l’hôtel : Josep Ruiz
Vendeuse de dentelle : Fabiola Masino
Maître d’hôtel : Enric Martínez-Castignani
Vendeuse de fraises et de journaux : Begoña Alberdi
Institutrice : Anna Briansó
La mère polonaise : Francesca Pisanello

Mise en scène : Willy Decker
Scénographie : Wolfgang Gussmann
Costumes : Wolfgang Gussmann et Susana Mendoza
Lumières : Hans Toelstede
Chorégraphie : Athol Farmer
(spectacle en coproduction avec le Teatro Real de Madrid
et le Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf-Duisburg)

Orchestre symphonique et chœurs du Gran Teatre del Liceu
Direction : Sebastian Weigle

Barcelone, Gran Teatre del Liceu, 30 mai 2008

Une gaytitude plus germanique que vénitienne


Death in Venice (1973) est la dernière œuvre de Britten, qu’il a composée trois ans avant sa mort, alors qu’il est déjà très malade. Il y aborde, au crépuscule de sa vie, de grandes questions existentielles et esthétiques, en faisant référence au dialogue socratique du Phèdre de Platon. Son personnage principal, l’écrivain Gustav von Aschenbach, conscient de vieillir et en panne d’inspiration, est confronté à Venise, au moment d’une épidémie de choléra, aux grandes interrogations qui l’ont hanté toute sa vie : la fascination pour la beauté absolue, le désir d’éternité et la contemplation de la mort. Et c’est un adolescent, Tadzio, qui lui renvoie les images de beauté et de perfection qu’il recherche, en même temps qu’il lui fait prendre conscience des sentiments troubles qui l’animent, jusqu’à ce qu’il en meure. À travers ce scénario et la richesse musicale d’une partition d’une subtilité et d’une complexité peu communes, c’est donc un véritable testament musical et spirituel que Britten a laissé avec cette dernière œuvre.

On ne peut bien sûr évoquer la nouvelle de Thomas Mann sans penser au film de Visconti (1970), et l’on ne peut non plus voir l’opéra de Britten sans y faire, consciemment ou non, référence. Car les choix du film, faits de non dits construits sur la musique de Mahler, se sont imprimés de façon indélébile dans notre inconscient collectif. Et si l’œuvre de Britten reste d’une grande originalité musicale, son livret suit de si près la nouvelle – et donc le même scénario – que seule la mise en scène peut lui donner la liberté nécessaire à une vraie distanciation par rapport au film.

Le premier élément de distanciation vient néanmoins du livret, qui introduit le personnage du « voyageur », en réalité alter ego diabolique de l’écrivain en même temps que sorte d’incarnation du destin sous sept personnalités successives dont, entre autres, un dandy maniéré, un gondolier, le directeur de l’hôtel, un barbier ou encore la voix de Dionysos, tous interprétés comme les incarnations diaboliques des Contes d’Hoffmann, par le même chanteur baryton-basse.


Uli Kirsch (Tadzio), Scott Hendricks (Le voyageur)
et Hans Schöpflin (Gustav von Aschenbach) ® Copyright photo Antonio Bofill

Le second élément de distanciation vient évidemment de la mise en scène, qui doit choisir entre esquisser ou afficher clairement les choix esthétiques et surtout psychologiques, et peut-être plus encore les propres fantasmes du metteur en scène. Willy Decker (habitué de Bastille, où l’on a pu voir ses remarquables productions d’Eugène Onéguine, de Lulu et du Vaisseau fantôme), expose on ne peut plus clairement l’homosexualité latente de von Aschenbach – et donc celle bien réelle de Britten – : l’histoire se déroule selon le scénario traditionnel, tandis que les pulsions et désirs sexuels de von Aschenbach sont présentés crûment sur scène, comme en surimpression. Lors de son voyage en bateau, tous les matelots deviennent sous nos yeux – et donc dans ses pensées – des folles tordues. Après bien des jeux sur la plage, les camarades de Tadzio lui arrachent son maillot de bain. Quand von Aschenbach rêve de Tadzio, celui-ci est là, entièrement nu, s’offrant à travers une longue danse lascive. Quand les sens du vieil homme commencent à le trahir et qu’il continue de rêver, ce sont tous les hommes qui l’entourent, eux aussi entièrement nus, qui s’offrent à lui alors qu’il reste dans l’incapacité totale de répondre à aucune avance. Cette manière de montrer les choses – si j’ose dire – a déconcerté plus d’un vieil abonné barcelonais dont on pouvait voir les visages consternés à la fin du premier acte, et nombre de places sont devenues libres après l’entracte.

Que dire de ce choix, sinon qu’à vouloir trop montrer, on retire peut-être la part de mystère qui devrait demeurer dans toute relation, sexuelle ou non. Il n’en reste pas moins que le spectacle est fort beau ; certains tableaux, comme celui du voyage en gondole, sont frappants ; costumes, décors et éclairages sont extrêmement soignés, et les chœurs, comme la figuration, à la fois importants en nombre et de grande qualité. La vidéo, utilisée en fond de scène dans plusieurs tableaux, ne trouble ni la lisibilité du spectacle scénique ni l’écoute musicale, ce qui montre que ce type de procédé, bien utilisé, peut présenter bien des avantages (dont la rapidité des changements de décors, ici au nombre de 17). Elle se partage entre des évocations simples (nuages, eau des canaux vénitiens), et des agrandissements de rapprochements entre personnages (par exemple le baiser sur la bouche qui finit par se concrétiser de manière onirique entre von Aschenbach et Tadzio).


Le voyage en gondole
® Copyright photo Antonio Bofill

L’ensemble de la distribution, tout à fait remarquable, est dominée par l’Allemand Hans Schöpflin, devenu depuis 2007 l’un des meilleurs spécialistes du rôle principal (il a obtenu dans ce rôle le « prix Theateroscar du RP » et le « Prix de la critique du meilleur chanteur organisé par la NRW »). Ce rôle écrasant de von Aschenbach demande un artiste aux multiples talents ; il se compose en effet à la fois de parties chantées et d’un long et intense monologue, récitatif libre accompagné au piano. Sans avoir le mordant de Peter Pears, Hans Schöpflin s’exprime avec une très grande musicalité, et il ne lui reste qu’à parfaire son anglais, parfois fugitivement encore un peu trop germanique.
L’Américain Scott Hendricks est un habitué de tous les grands rôles de barytons verdiens. Mais sa large palette vocale lui permet de chanter encore des rôles beaucoup plus légers, comme Almaviva. C’est dire qu’il est capable d’alléger, et même d’utiliser – quand l’indique la partition – sa voix de fausset. Servi par un physique imposant et usant d’une forte présence scénique, il est lui aussi particulièrement convaincant dans le rôle du Voyageur.
Le rôle muet de Tadzio nécessite à la fois un physique de rêve, une « belle petite gueule » et un art de la scène permettant d’être à l’aise même entièrement dénudé, tout en étant capable de rendre le caractère trouble du personnage. L’Allemand Uli Kirsch possède tout cela : acrobate, jongleur, champion du monde de monocycle, il a étudié le théâtre, la danse et le chant, et a déjà participé à de nombreux opéras et comédies musicales. Autant dire qu’il n’est pas un adolescent évanescent à la Visconti, mais un jeune homme musclé qui sait jouer de son charme. Là encore, l’acteur (et danseur) s’intègre idéalement dans l’ensemble de la mise en scène.
Tous les autres – et très nombreux – rôles secondaires plus ou moins épisodiques sont également parfaitement tenus.


Uli Kirsch (Tadzio) et Hans Schöpflin (Gustav von Aschenbach)
® Copyright photo Antonio Bofill

Sebastian Weigle, directeur musical du Liceo depuis le départ de Bertrand de Billy, dirige magnifiquement cette partition difficile. Tout au plus regrettera-t-on que les jeux de percussion très élaborés (xylophones, gongs et cordes) qui ponctuent les apparitions de Tadzio et de ses camarades de jeu, et de la famille polonaise, soient un peu trop forts. En tous cas, Sebastian Weigle hisse l’orchestre et les chœurs à un niveau d’excellence, ce qui fait regretter pour les Barcelonais son départ, dès la saison prochaine, pour occuper la fonction de directeur musical de l’opéra de Francfort.

On peut ne pas être d’accord avec certains partis pris de mise en scène, mais tel qu’il est, le spectacle est magnifique et conserve tout au long de la représentation à la fois une grande force et une parfaite unité, servies par une distribution sans faille : pour cette création en Espagne, une réalisation exemplaire.


Jean-Marcel Humbert

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