OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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GENEVE
22/06/2008

Acte III, scène 1 : Sylvie Brunet (La Princesse Eboli)
Photo : GTG / Isabelle Meister (Répétition)


Giuseppe Verdi (1813-1901)

Don Carlo (1884)

Opéra en quatre actes
Livret de Joseph Méry et Camille di Locle
d’après le drame de Friedrich Schiller.

Philippo II, Orlin Anastassov
Don Carloo, Vittorio Grigolo
Posa, Anthony Michaels-Moore
Il Grande Inquisitor, Kristinn Sigmundsson
Un Fratello, Nicolas Testé
Elisabetta, Michele Capalbo
Eboli, Sylvie Brunet
Tebaldo, Teodora Gheorghiu
Une Voce dal Cielo, Svetlana Doneva

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Roberto Rizzi Brignoli

Mise en scène, Enrico De Feo
D'après la mise en scène originale de Patrice Caurier et Moshe Leiser
Décors, Christian Fenouillat
Costumes, Agostino Cavalca
Lumières, Christophe Forey

Genève, Grand Théâtre, le 22 juin 2008

Nom de code : opération décibels


Il y en a qui trouvent, parfois, qu’un opéra comporte « un peu trop de notes » ; d’autres, un peu trop de son. Sans doute l’esthétique d’un Verdi post-risorgimentiste – ou crypto-garibaldien, c’est selon – décomplexé, vocalement débridé, peut-elle se concevoir, du moment que le parti est assumé. La main sur le cœur, les yeux exorbités, roulants, le menton levé et le pied droit avancé vers la rampe, cela peut même satisfaire des instincts animaux dans le public. Bref, ne nous voilons pas la face : un bon vieux contre-ut forte, cela nous décolle de notre siège et on en redemande !

Mais outre le fait qu’un opéra chanté fff de la première à la dernière note – ou presque – est facilement univoque, il faut reconnaître que faute d’être d’une organisation vocale surhumaine, cela fatigue les chanteurs – c’est audible – et les spectateurs – c’est sensible.

Voilà pour le préambule. Ce Don Carlo (sans « s » parce que la version est italienne) est donc fatigant… mais pas seulement ! D’abord il propose un imagier puissant, celui de Caurier et Leiser que l’on retrouve toujours si ce n’est avec plaisir – on n’est pas obligé d’adhérer – au moins avec intérêt. Ici, le dispositif est minimaliste avec, cependant, l’idée géniale de deux pans de murs mobiles qui fragmentent – ou défragmentent – l’espace ; l’étirent, le dilatent, le rétrécissent ; lancent des perspectives immenses – la prison – ou au contraire créent des recoins d’ombre, des espaces glauques – le cloître ; cela jusqu’à l’apothéose d’Atocha avec son rideau/trône gigantesque. La direction d’acteurs est aussi inventive, forte, suggestive, suscitant des visions froides, glaçantes – autour de l’Inquisiteur surtout, ce qui était prévisible voire attendu.

Un bel accessit scénique ; qui ne trouve que partiellement son écho musical. Parce que la direction, d’abord est plus générique que franchement inspirée, très attachée à faire du son avant de sculpter la ligne, martelée et souvent prise en défaut d’intériorité. Ainsi Atocha est grandiose ; mais l’introduction de l’air de Philippe n’est qu’un beau morceau de concert, quasi-spectatrice de son propre développement. Ainsi « O don fatal » impressionne par son côté bestial, vamp ; mais « Tu che le vanita » n’est que décousu, sans ligne – bref expressionniste, quelque chose comme Nosferatu à l’Escurial.

Il n’y a pourtant que des compliments à faire aux clés de fa. Au Moine de Testé, d’un sonorité cuivrée. A l’Inquisiteur de Sigmundsson qui poursuit la lignée des Pères venus du Nord, imposant mais pas seulement ; torve aussi, prophète fou, en dehors de toute considération vocale – même si la voix sonne majestueuse, à la fois fouillée jusque dans son usure et somptueusement développée. Philippe, lui, a d’autres exigences – ne serait-ce que celle de la longueur. Anastassov nous refait le numéro de Christoff – ce qui en soi est déjà intéressant. Il nous le refait avec une substance très proche donc forcément impressionnante. Mais il nous le refait dans une version allégée : moins « ogre des Balkans » - moins Boris – et plus royal, plus concentré et moins tourné vers la démonstration. Posa, enfin, est porté par la voix longue de Michaels-Moore jusqu’à une mort pour le coup archi-démonstrative mais archi-payante – quoiqu’en fin de course vocalement ; un tableau de plus et on frôlait le désastre.

En clé de sol nous avons droit à un amoureux de belle tenue. Vittorio Grigolo a trente ans : c’est un bon début. Il est fougueux comme un étalon pas totalement dégrossi – genre gamin cyclothymique : pourquoi pas. Il est solaire de timbre et d’engagement : cela impressionne. Il a même un petit quelque chose du jeune Corelli qui vous prend quelque part sous le sternum et ne vous lâche pas. Cela permet de passer sur quelques accidents – d’intonation, de mesure et de texte ; sur des phrases piano tremblotantes – le régime du fff, toujours qui fait son œuvre malsaine ; sur un certain débraillé aussi.

Chez les dames, il faut compter avec l’affrontement traditionnel soprano/mezzo. Rappelons quand même qu’historiquement Elisabetta doit être un exact « falcon » - c’est une typologie vocale que l’on semble assez couramment ignorer ; et que Eboli était prévue par Verdi comme un soprano, aussi - et même plus aigu que la Reine. Faut-il être obnubilé par l’amour pour confondre les deux personnages au jardin ! Car Sylvie Brunet s’inscrit dans la lignée des grands mezzos « éruptifs », des dévoreuses, poitrinant des graves rutilants, de véritables chromes luisants – mais comme tous les chromes, un peu vulgaires, aussi ; l’aigu est plus tendancieux, pour ne pas dire risqué, à portée de cri, ce qui passe d’ailleurs très bien dans le mouvement – le trio nocturne au jardin est incandescent – mais prouve que, justement, Eboli n’est pas qu’une harengère volcanique et a besoin d’une autre voix, pour ne pas dire d’une autre distinction.

La seule naufragée c’est Elisabetta. Là rien à dire ; pour ne pas en dire trop. Michele Capalbo a la voix d’une Abigaille de soixante ans ; atomisée ; un vrai mille-feuille : un trou entre chaque registre et un timbre rauque, sans vertige ni lumière. La ligne n’est qu’une succession d’accidents, de feulements ; le son, une pression constante, une violence générale. Le medium et le grave ne décollent pas – et c’est fâcheux puisque c’est tout de même le registre d’élection de la Reine. L’autorité pourtant est là ; et même, comme des OVNIS de superbes sons filés, des suspensions incroyables, ruinés dans l’instant par des ports de voix de matrone asthmatique. Indéfendable.

Un « Don Carlo » étrange, en fait, très premier degré, dont on ne sait pas si l’on doit l’applaudir ou hurler à la trahison.


Benoît BERGER

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