C O N C E R T S 

 
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STRASBOURG
(Opéra du Rhin)

03/03/2002

Elektra
Richard Strauss

Orchestre Philarmonique de Strasbourg
Direction musicale: Jan LATHAM-KOENIG

Mise en scène: Stéphane BRAUNSCHWEIG
Costumes: Thibault VANCRAENENBROECK
Eclairages: Marion HEWLETT

Elektra - Luana DE VUOL
Chrysothémis - Nancy WEISSBACH
Clytemnestre - Snejinka AVRAMOVA
Oreste - Jürgen LINN
Aegisth - Stefan VINKE
Yves ERNST, Nicole MALBEC, Sabine VINKE, Don BENNINGTON, Jean-Pierre RODDES, Penelope THORN, Yaroslava KOZINA, Delphine GALOU, Katri PAUKKUNEN, Natalia ATAMANTSCHUK, Anja KAMPE.


Photo - Luana de Vuol (Elektra) et Snejinka Avramova (Clytemnestra)


Crise de famille chez les Atrides

Ce spectacle était très attendu du fait de la mise en scène de Stéphane Braunschweig dont les précédentes approches d'opéra ont fait date avec, pour ne parler que des plus récentes, une exceptionnelle Jenufa au Chatelet et une superbe Affaire Makropulos coproduite par le Festival d'Aix en Provence et La Monnaie de Bruxelles. Le sujet d'Elektra paraissait convenir parfaitement à ce metteur en scène brillant, et directeur d'acteurs exigeant, qui excelle dans des ouvrages mettant à nu les passions et les pulsions des personnages, tels ceux cités ci-dessus. 

L'univers étouffant et glauque d'Elektra, la démence des personnages, l'exacerbation des sentiments, beau programme en effet pour Braunschweig ! Tout d'abord, Braunschweig évacue quasiment toute référence à la tragédie antique. Il ne fait d'ailleurs que suivre Hofmannsthal qui transforma la tragédie de Sophocle à la "sauce début XXe", époque fortement marquée par les découvertes freudiennes, mais cette absence de référence à l'antique, qui va même jusqu'à un décor volontairement a-stylé, vise à concentrer l'action sur cette famille qui se déchire et qui s'autodétruit. D'où un décor représentant différentes pièces du palais, très dénudées, dont la salle de bains, qui devient le centre de l'action car c'est là où Agamemnon fut assassiné, dans sa baignoire. C'est donc, logiquement, cette baignoire autour de laquelle gravitent tous les personnages. Cette présence, très crue, est une trouvaille scénique extraordinaire. Ce dénuement des décors met en effet en valeur tous les objets qui s'y trouvent: cette baignoire, on ne peut l'oublier tant sa présence est écrasante, de même, les lits (en fait des matelas à même le sol) aux draps chiffonnés, évoquant les ébats de Clytemnestre et d'Egisthe, ou le sommeil agité d'Elektra, crèvent les yeux. Nous voyons effectivement la chambre, aux murs rouge sang, de Clytemnestre, puis celle d'Elektra. Et oui, il y a des changements de décors dans cette Elektra !, du moins des modifications de l'espace scénique, ce qui rend très vivante cette mise en scène (là encore, volonté de se démarquer d'un certain statisme qu'on associe souvent à la tragédie antique). Nous voyons aussi des couloirs, des escaliers très étroits, des portes aux miroirs sans tain, où tout le monde semble espionner l'autre, où tout le monde semble fuir, s'esquiver, un véritable labyrinthe ce palais...

Une telle esthétique repose donc beaucoup sur la direction d'acteurs, mais nous savons depuis longtemps que Braunschweig excelle dans ce domaine, n'oublions pas qu'il est, avant tout, un homme de théâtre (il dirige actuellement le Théâtre National de Strasbourg). Et cette direction d'acteurs nous réserve de grands moments.

Il m'a semblé que Braunschweig insistait beaucoup sur le toucher. Les
personnages se touchent beaucoup: Elektra et Chrysothémis, tête contre tête, lorsque Chrysothémis évoque le frère disparu, Clytemnestre, la tête sur les genoux de sa fille, quand elle sent que celle-ci pourrait bien lui donner le remède contre les cauchemars, les caresses quasi sensuelles d'Elektra à Oreste (il flotte même un certain parfum d'inceste dans leur relation). Du coup, quand Elektra repousse ensuite Oreste en lui disant "Tu ne dois pas m'embrasser, j'ai honte devant toi", ces phrases prennent un relief tout particulier... On comprend aussi à travers ces quelques remarques que Braunschweig n'a pas voulu nous montrer des personnages d'un seul bloc, et celà est remarquable: Elektra peut être émue, elle peut être tendre, elle peut être aussi enfant face à la mère, ses terribles accès de rage n'en prennent que plus de relief. Chrysothémis n'est pas cette fille faible et pleurnicharde, qui ne pense qu'à avoir des enfants, et qui ne comprend rien à ce qui se passe, conception que l'on voit trop souvent. Non, ici, c'est une belle femme, qui cherche à se préserver de cet univers de fous mais qui se sent impuissante car elle comprend qu'il lui est impossible d'en échapper. Son apparente faiblesse n'est que désarroi face à des événements qu'elle n'arrive pas à gérer. Clytemnestre n'est pas cette vieille femme repoussante, au contraire, c'est une belle femme dont la sensualité ressort beaucoup, le meurtre de son mari pour pouvoir favoriser son amant Egisthe n'en est donc que plus crédible.

Bref, on l'aura compris, cette mise en scène passionnante met en avant de manière remarquablement nuancée les conflits entre les membres de cette famille, et pas seulement la sauvagerie ou l'hystérie.

Musicalement, c'est aussi une très grande réussite. Luana De Vol est une Elektra magnifique. La voix est claire, les aigus solides, et elle n'accuse pas la fatigue dans ce rôle écrasant. Mais surtout (peut-être est-ce dû surtout à Braunschweig ?), elle nuance son chant de manière peu commune dans ce rôle. Elle est capable d'aigus piano de toute beauté, ce qui donne à son personnage une féminité très sensible, et comme son physique n'est pas (trop) imposant, elle est tout à fait crédible scéniquement !  Bref, elle a tout ! Snejinka Avramova est une Clytemnestre tout aussi subtile, et surtout une Clytemnestre qui chante. Que n'a-t-on en effet entendu ce rôle "sprechgesangé" et/ou crié (pitoyable Leonie Rysanek en fin de carrière...!), ici, nous avons eu droit à du CHANT (de la part de tous d'ailleurs). Snejinka Avramova possède des graves sonores et somptueux, ce qui est indispensable pour ce rôle (que n'a-t-on en effet entendu des sopranos en fin de carrière s'attaquer à ce rôle de mezzo, histoire de dire qu'elles avaient "chanté" les 3 rôles féminins d'Elektra dans toute leur carrière !) Clytemnestre est un rôle de mezzo, c'est indéniable. Avec Nancy Weissbach, nous tenons une Chrysothémis absolument superbe. Ce rôle est en effet un vrai chemin de croix pour une soprano (l'écriture est terriblement tendue, l'aigu sans cesse sollicité), et Nancy Weissbach est passionnante de bout en bout. Elle tient la tessiture remarquablement, sa voix est très belle et puissante, elle incarne une Chrysothémis qui est véritablement la soeur d'Elektra, elle n'est pas dans l'ombre, superbe ! Oreste est un rôle payant. Rôle court, montant peu (c'est bien le seul !), musique magnifique, bref, tout est là pour faire un tabac. Jürgen Lin fait un tabac. Ses premiers mots vous clouent au fauteuil tant la voix est belle et riche. La suite est à l'avenant. Magnifique. Difficile de voler aussi haut pour les rôles "secondaires". Il faut malgré tout remarquer de très belles sopranos dans les servantes, mais hélas des hommes faibles dans les serviteurs et compagnons d'Oreste.

Les effectifs requis, et l'écriture extrêmement chargée et virtuose, font de l'orchestre un personnage à part entière dans Elektra. Il faut donc un orchestre et un chef à la hauteur. C'était le cas ici. L'Orchestre Philharmonique de Strasbourg a encore une fois brillé par sa qualité. Tous les pupitres sont à féliciter, mais c'est surtout les cordes qui ont fait mon admiration. Les 130 musiciens requis par Strauss ne pouvant rentrer dans la fosse de l'Opéra de Strasbourg (nous devions en avoir environ 80), ce sont les cordes qui furent bien sûr les plus sacrifiées au niveau des effectifs. Or quand on voit que la partition réserve des passages à une dizaine de parties rien que pour les cordes (!!), on comprend que tous les musiciens devaient donner leur maximum, et ce fut le cas. Vraiment une prestation remarquable. Il faut dire que la direction de Jan Latham-Koenig ne ménageait pas leur énergie. Direction très allante, très dramatique, sans temps mort, tout s'enchaîne sans répit, comme un tourbillon. Mais il sait nous réserver aussi des moments de douceur exceptionnels, tels le récit des cauchemars de Clytemnestre (cuivres splendides), inquiétant à souhait, l'entrée d'Oreste (toujours ces superbes accords de cuivre piano), ou le récit d'Elektra à Oreste, un déluge de sensualité. Petit bémol, l'absence du choeur (dans le lointain et dont le rôle est mineur certes), à la fin de l'ouvrage, après les deux meurtres. Encore une fois, Koenig nous prouve qu'il excelle dans le répertoire lyrique du XX° siècle.

Salles pleines pour un opéra pourtant loin d'être "facile", et triomphe à chaque fois !

Pierre-Emmanuel Lephay

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