C O N C E R T S 
 
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STRASBOURG
23 & 26/09/06
© DR
Bruno MANTOVANI (né en 1974)

L'AUTRE CÔTÉ

Opéra fantastique en un prologue et deux actes
Livret de François Regnault d’après le roman d’Alfred Kubin
Die andere Seite - L’Autre Côté, Éditions José Corti, Paris
(tous droits réservés)


Direction musicale : Bernhard Kontarsky
Mise en scène : Emmanuel Demarcy-Mota
Dramaturgie : François Regnault
Scénographie et lumières : Yves Collet
Costumes : Corinne Baudelot

Kubin : Fabrice Dalis
Madame Kubin : Maryline Fallot
Gautsch, Teretatian, l’huissier, l’Américain : Lionel Peintre
Le coiffeur : Avi Klemberg
L’éditeur : Sylvia Vadimova
Le médecin Lampenbogen : Robert Expert
Son Excellence, Patéra : Jean-Loup Pagésy
Une religieuse : Violeta Poleksic
Rôles parlés :
Un crieur de journaux : Michel Lecomte
Un Général : Young Min Suk
Un journaliste ; Christian Lorentz

Chœurs de l'Opéra national du Rhin
Direction des Chœurs : Michel Capperon

Orchestre philharmonique de Strasbourg

Les Percussions de Strasbourg


Commande musicale de l’État / Opéra national du Rhin
Fonds de création lyrique

Spectacle présenté dans le cadre de Musica
festival international des musiques d'aujourd'hui, Strasbourg

- CRÉATION MONDIALE -

Strasbourg, Opéra, 23 et 26 septembre 2006


Coup de maître

Nicolas Snowman peut être un homme heureux. Les fées se sont penchées sur sa première commande à la tête de l’Opéra National du Rhin : jeune compositeur de grande valeur, superbe équipe musicale, mise en scène extrêmement prenante et imaginative et surtout une partition marquante sur un livret extraordinaire.

Rien de féerique pourtant dans cette histoire bien sombre. Du moins, s’agit-il d’une féerie annoncée qui tourne au cauchemar : le peintre Alfred Kubin est invité par un vieil ami, Claus Patera, à venir résider dans le « royaume » qu’il a créé dans un coin perdu de Chine Centrale : L’Empire du Rêve. Mais l’Empire en question s’avère être sombre, étouffant, inquiétant et ne constitue finalement qu’une dictature terrifiante d’un homme fou que seul un Américain providentiel réussit à renverser... à moins que Patera et l’Américain ne soient que les deux facettes d’une même personnalité... C’est là toute l’ambiguïté fascinante de ce livret, construit par François Regnault d’après le fantastique roman d’Alfred Kubin, artiste autrichien de la fin du XIXe s. et du début du XXe., obsédé par des visions oniriques tourmentées qu’il transcrivit essentiellement dans d’extraordinaires dessins en noir et blanc et son unique roman, L’Autre côté.

Magnifique sujet donc, fort en péripéties, pour un compositeur déjà remarqué pour son langage si dramatique et intense. De fait, l’accord entre le compositeur et son sujet est parfait. Mantovani nous gratifie d’une partition éblouissante notamment au niveau de l’orchestration d’une richesse inouïe, avec une dense et omniprésente percussion qui vient se placer ainsi - chose rare - à l’égal des cordes et des vents.

Musique atonale usant magnifiquement des quarts de tons (superbes soli des bois), très explosive, souvent paroxystique, faisant parfois penser à Alban Berg (tant au niveau de l’orchestre que de l’écriture vocale, très tendue mais lyrique), usant régulièrement d’ostinati permettant une certaine « fixation » de l’écoute - indispensable dans une œuvre de grande envergure - elle s’adapte parfaitement aux situations dramatiques et sait soigner les articulations. On notera ainsi de superbes interludes orchestraux, comme ce voyage en train imitant les bruits d’une locomotive (on pense à Pacific 231 d’Honegger), ou celui qui voit l’apparition de la Pendule rendant tous les habitants de l’Empire sous une emprise hypnotique. L’émotion est aussi présente par exemple dans un magistral finale de premier acte (où meurt la femme de Kubin) qui laisse le spectateur cloué au fauteuil.

Bref, un coup de foudre absolu pour ce qui pourrait bien devenir un ouvrage lyrique marquant de ce début de siècle.

La forte impression que laisse ce spectacle est aussi due à une très grande réussite musicale ainsi qu’à une scénographie et une mise en scène magistrales.

L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et les Chœurs de l’Opéra du Rhin offrent une excellente prestation, secondé par rien de moins que les prestigieuses « Percussions de Strasbourg » (prodigieuses comme toujours). Le chef Bernhard Kontarsky mène tout cela d’une main de maître très impressionnante.

La distribution est elle aussi remarquable et frappe par son engagement exceptionnel. On pourrait certes espérer voix de ténor plus « nette », Fabrice Dalis n’en reste pas moins formidable en Kubin, il en sera de même pour Lionel Peintre dans un quadruple rôle (dont celui de l’Américain), aux aigus cependant parfois un peu trop ouverts compromettant ainsi l’homogénéité du timbre. Maryline Fallot est quant à elle une très bonne Madame Kubin, tout comme Sylvia Vadimova, très convaincante dans le rôle de l’Editeur.

Jean-Loup Pagésy campe avec brio le rôle de Patera dont l’écriture fait descendre la voix de basse aux tréfonds de sa tessiture. Les plus belles prestations cependant seront sans doute pour les rôles secondaires : excellent coiffeur d’Avi Klemberg, et remarquable Médecin du contre-ténor Robert Expert, qui impressionne par sa puissance et sa maîtrise du passage de la voix de tête à la voix de poitrine (fort sollicitée).

Tous se montrent d’excellents acteurs et, nous l’avons dit, font preuve d’un investissement scénique assez extraordinaire. Cela est sans doute dû au fait que le metteur en scène, Emmanuel Demarcy-Mota, soit un homme de théâtre qui réalisait là sa première mise en scène d’opéra.

S’appuyant sur une remarquable scénographie d’Yves Collet, combinant d’astucieuses structures métalliques roulantes - transformant ainsi rapidement la physionomie de la scène - des éclairages idoines, du même Yves Collet, des costumes astucieux de Corinne Baudelo (l’Américain semble tout droit sortir d’un western), le travail du metteur en scène confond par sa précision et son imagination. Jeux d’ombre et de lumière, rideaux multiples, éclatement d’une même action simultanément ou successivement en différents endroits du plateau, perfection de l’enchaînement des différentes scènes (ça doit bosser dur en coulisses !) : on est absolument scotché par une telle maestria que seuls des hommes de théâtre comme Patrice Chéreau, Stéphane Braunschweig ou Olivier Py (pour s’en tenir à des français) semblent pouvoir offrir à l’opéra.

Le climat de basculement vers le cauchemar de la première partie, l’ambiance orgiaque et décadente de la seconde sont ainsi parfaitement distingués et élaborés. Distillant des images fortes (entrée dans l’Empire du Rêve, finale du premier acte, orgie du second, lynchage du coiffeur, lutte entre l’Américain et Patera etc.) et un sentiment d’oppression en parfaite empathie avec le sujet et la musique, la force de ce travail est irrépressible : on ressort du spectacle étouffé, oppressé presque angoissé comme l’est Kubin tout au long de l’ouvrage.

Que rajouter de plus quand une telle corrélation imbrique de manière aussi parfaite tous les éléments tant visuels qu’auditifs ? Grâce à Mantovani, nous sommes nous aussi passés de l’autre côté…

 
Pierre-Emmanuel Lephay



Prochaine représentation : vendredi 6 octobre à Mulhouse.
www.operanationaldurhin.fr

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