OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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TOULOUSE
29/02/2008


 Lunardo : Roberto Scandiuzzi / Canciano : Giuseppe Scorsin
Felice : Daniela Mazzucato / Simon : Carlos Chausson
© Patrice NIN


Ermanno Wolf-Ferrari (1876-1948)

I QUATRO RUSTEGGHI
(Les Rustres)

Opéra en trois actes (1906)
Livret de Luigi Sugana et Giuseppe Pizzolato d’après Carlo Goldoni

Production de l’Opéra de Zurich

Mise en scène, Grisha Asagaroff
Décors et costumes, Luigi Perego
Lumière, Hans-Rudolf Kunz
Chorégraphie, Luigi Prezioso

Lunardo : Roberto Scandiuzzi
Margarita, sa deuxième épouse : Maria Moretto
Lucieta, sa fille : Diletta Rizzo Marin
Maurizio : Paolo Rumetz
Filipeto, son fils : Luigi Petroni
Marina, sa tante : Chiara Angella
Simon, le Mari de Marina : Carlos Chausson
Canciano : Giuseppe Scorsin
Felice, son épouse : Daniela Mazzucato
Le comte, soupirant de Felice : Francesco Piccoli
La servante de Marina : Nicole Fournié

Orchestre National du Capitole
Direction musicale, Daniele Callegari

Toulouse, le 29 février 2008

Venise sur Garonne


Fils d’un peintre allemand et d’une Vénitienne, Ermanno Wolf-Ferrari est parfois considéré comme un musicien de second ordre, et ses opéras sont peu connus en France, hormis Le Secret de Suzanne et La Veuve rusée, naguère portés à la scène à Montpellier. Pourtant, l’écoute de la partition de I quattro rustegghi démontre aisément la fausseté de cette affirmation : elle combine la verve et l’élégance avec une maestria qui ravit. Il est vrai que si le compositeur revendique dans ses écrits une personnalité indépendante il ne fait pas mystère de ses admirations, et il n’y a rien d’étonnant à retrouver sous forme d’échos thématiques ou structurels Bach, le Mozart de Cosi et le Verdi de Falstaff, pour s’en tenir à l’essentiel.

Ces réminiscences intégrées à la continuité musicale et dramatique lui confèrent le charme de souvenirs de famille reconnus en souriant mais devant lesquels on ne fait que passer : le tissu de l’œuvre nous entraîne dans la résolution du drame bourgeois sur lequel elle repose. En fait, Ermanno Wolf-Ferrari ne fait rien moins que ressusciter l’opera buffa italien, disparu depuis des décennies sous les vagues successives des mélodrames romantiques, du grand opéra, du wagnérisme et du vérisme. Profondément convaincu que la vocation de l’art est d’apporter aux hommes la consolation de la beauté, il vise à illuminer de musique la vision satirique de Goldoni de l’éternel problème des rapports d’autorité entre hommes et femmes.

Dans la cité patriarcale bâtie sur la lagune, quatre hommes d’âge mûr, prospères commerçants, voudraient perpétuer la tradition du pater familias dont la parole et la volonté ont force de loi, en particulier pour leurs commensales du sexe dit faible. Las, le monde change, et celles-ci leur donnent du fil à retordre : l’épouse de Lunardo récrimine sans cesse, celle de Simon boude dans sa chambre et celle de Ciancian le désarme par ses chatteries. La décision de Lunardo de fiancer sa fille Lucieta et d’interdire qu’elle rencontre son promis avant le mariage va exaspérer les oppositions. La rusée Felice va imaginer, puisque c’est Carnaval, d’amener le fiancé déguisé en femme chez Lunardo ; ainsi les jeunes gens pourront savoir qui leur est destiné et éventuellement résister. Evidemment l’intrus va être découvert et le courroux des hommes offensés se déchaîne.
Quand le calme est revenu, réunis pour imaginer le châtiment idoine pour punir ce crime de lèse autorité et ramener leurs femmes dans le droit chemin, ils libèrent sans frein leur opinion péjorative pour ces drôlesses dont l’une ne rachète pas l’autre, mais dont ils conviennent qu’ils ne sauraient se passer. Alors Felice intervient et dans une harangue sans ménagement elle accable leur entêtement égoïste et malfaisant. Cette fermeté, Lunardo ne l’encaisse pas, mais les supplications comiques des femmes et les appels au bon sens l’emporteront : puisqu’ils se sont vus et qu’ils se plaisent, Lucieta et Filipeto se marieront.


Simon : Carlos Chausson / Filipeto : Luigi Petroni / Marina : Chiara Angella
© Patrice NIN


Dans cette production venue de Zurich le spectateur est accueilli par un immense tableau à la manière de Canaletto représentant une courbe du Grand Canal et de ses palais étalés sous un ciel d’azur où flottent quelques légers nuages qui renvoient la lumière. Pendant le prélude, les personnages masqués de la Commedia dell’arte se rejoignent devant cette image en évoluant en musique. La vue de Venise est en fait constituée de trois parties qui s’emboîtent et en se dissociant organisent les espaces prévus par le livret. Chacun de ces espaces sera rempli, selon les besoins, d’accessoires et de meubles vénitiens par les masques. Ces changements techniques effectués en musique deviennent ainsi une chorégraphie subtile et charmante, à l’image du spectacle tout entier.

Les costumes situent l’action à la fin du XIX° siècle ; les dames ont des tournures, dont Margarita et Marina se servent pour exprimer avec éloquence leur exaspération, et les hommes ont les tenues austères accordées à leur haine affichée de la frivolité, à l’exception du comte Riccardo, un aristocrate dont l’élégance recherchée indispose les Rustres, et du jeune Filipeto, tenté par la mode de son âge mais tenu en bride par son père. Pour le souper donné par Lunardo, Margarita se harnache de façon outrée ; quant à Filipeto, déguisé en femme, son costume de marquise du Grand Siècle vaut le détour, et c’est une cavalcade colorée et animée qui clôt le deuxième acte.

L’animation est d’ailleurs incessante ; non que la scène soit à chaque instant le lieu d’agitations diverses, mais parce que les échanges entre les personnages ont la rapidité et le naturel qui donnent leur prix aux comédies de Goldoni, auquel Wolf-Ferrari vouait un culte. Et c’est bien ce qui donne au spectacle son caractère d’exception : les chanteurs réunis, par delà les mérites individuels, composent une troupe fortement homogène, tant que même ceux qui ne sont pas originaires de la Vénétie semblent en venir tout droit !


Margarita : Marta Moretto / Felice : Daniela Mazzucato
Marina : Chiara Angella / Lucieta : Diletta Rizzo Marin
© Patrice NIN


Les femmes ont chacune leur personnalité. Si les éclats vocaux de Maria Moretto pourraient parfois avoir échappé à son contrôle, sa composition d’épouse déçue cherchant des compensations dans les liqueurs et son apparition en hôtesse faussement distinguée ainsi que son abattage scénique sont de premier ordre. La Marina de Chiara Angella a la voix souple et riche de promesses de cette femme sensuelle mais bornée qui s’enferme dans sa chambre lorsque son mari l’exaspère, et c’est souvent. Felice, la plus fûtée de trois, trouve en Daniela Mazzucato une interprète de choix qui chante avec goût ; elle joue les coquettes sans grossir le trait et reste sympathique même quand elle berne son mari. Elle donne à la harangue qui précède le final son caractère de manifeste féminin contre la brutalité et le danger du comportement des Rustres avec l’énergie requise. Enfin on retrouve avec joie Diletta Rizzo-Marin dans un rôle adapté à ses moyens ; quelques aigus légèrement geignards, mais le personnage le veut. Une homogénéité satisfaisante et un comportement scénique des plus séduisants et convaincants en font une exquise Lucieta.


Lunardo : Roberto Scandiuzzi / Maurizio : Paolo Rumetz
© Patrice NIN


Luigi Petroni, son promis, a l’élan scénique et la fraîcheur vocale du personnage exonéré - provisoirement ?- de la rusticité de ses aînés. Francesco Piccoli est l’élégant comte Riccardo, dont la fierté ombrageuse déclenche le scandale lors du souper. Le père du jeune homme, Paolo Rumetz, a la componction de son rôle. Giuseppe Scorsin est un Ciancian velléitaire, alternant affirmations autoritaires et démission devant son enjôleuse d’épouse. En Simon atrabilaire Carlos Chausson démontre une fois de plus sa santé vocale et son talent de composition. Le rustre le plus endurci, Lunardo, dont le consentement au mariage de sa fille devra lui être arraché, donne à Roberto Scandiuzzi, outre l’occasion de déployer des graves abyssaux dans son entrée, celle de s’en donner à cœur joie en nostalgique bourru du temps où les femmes restaient à leur place. Evidemment son autorité vocale fait merveille.

Tous se donnent sans compter pour notre plus grand plaisir ; certaines scènes sont désopilantes et le rythme du spectacle ne faiblit jamais. C’est dire la qualité du travail pour la scène, qui exalte les qualités de l’œuvre. C’est aussi le soin incessant de Daniele Callegari. Il dirige cette musique complexe avec l’aisance de qui la connaît bien grâce à une fréquentation assidue et avec la ferveur de l’amoureux qui en caresse les détails. Il monte de la fosse, qui le suit docilement, des subtilités de musique de chambre, des accents narquois, des valses captivantes, des marches pompeuses, une griserie qui galvanise avant l’apaisement final .

Sans doute certains, une fois encore, gâchèrent les derniers accords. Mais ils n’avaient évidemment pas pu maîtriser la montée d’un plaisir largement partagé et longuement manifesté par une salle complètement conquise. Longue vie à ce spectacle ! A quand Il Campiello ?


Maurice SALLES
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