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BERNE
10/04/05
© DR
Peter Eötvös (1944)

TRI SESTRI

Opéra en trois séquences
Livret de Claus H. Henneberg et Peter Eötvös
D'après Les Trois Soeurs d'Anton Tchékhov

Création suisse 
en langue originale russe

Direction musicale: Hans Drewanz et Franz Leander Klee
Mise en scène : Gerd Heinz
Décors : Rudolf Rischer
Costumes : Kirsten Dephoff
Éclairages : Jacques Battocletti 

Berner Symphonie-Orchester

Silke Schwarz* (Irina),
Zoryana Kushpler* (Mascha),
Maria Riccarda Wesseling* (Olga),
Isabelle Razawi* (Natascha),
Gerardo Garciacano* (Tusenbach),
Wolfgang Newerla (Andrej),
Ernst Garstenauer* (Kulygin),
Johannes Martin Kränzle* (Werschinin),
Richard Ackermann* (Soljony),
Julius Best (Doktor),
Leonardo Silva* (Rodé),
Sergey Aksenov* (Fedotik),
Florentina Giurca* (Anfisa).
 
(* prise de rôle)

Le 10 avril 2005

Peter Eötvös ovationné

Depuis deux saisons, le StadttheaterBern s'est doté d'un système de surtitrage. S'il permet aux spectateurs locaux de suivre le déroulement des intrigues plus aisément, il apporte un évident désavantage à qui ne domine pas la lecture de la langue de Goethe. Afin de faciliter l'entendement du public, jusqu'à récemment, les metteurs en scène étaient obligés de monter les opéras italiens et français en montrant ou en racontant le livret. Le surtitrage est depuis devenu la béquille de la mise en scène. Cette nouvelle production (création suisse) de Tri Sestri en est la preuve flagrante. Raconter l'ennui des trois soeurs, l'incommunicabilité entre les êtres, les états d'âme de personnages névrosés dans l'enfermement d'un espace restreint sans comprendre un mot de ce qui se dit (puisqu'on y parle en russe !) est un véritable casse-tête. Pour le spectateur francophone, il ne reste dès lors que la mise en scène (et l'argument du programme) pour essayer de comprendre ce qui se trame.

Depuis sa création mondiale à Lyon en 1998, l'oeuvre de Peter Eötvös a vu plusieurs reprises. Si Bruxelles et Paris l'ont monté en reprenant la (superbe) mise en scène de sa création lyonnaise, seuls les théâtres allemands ont osé s'y attaquer avec des mises en scène originales. Ainsi, à Berne, le metteur en scène allemand Gerd Heinz, qui avait déjà mis en scène Les Trois Soeurs à l'Opéra de Freiburg en 2000, expose sa nouvelle vision du drame de Tchékhov. En montrant les amours déçues d'Irina, une oie blanche à l'allure de Bécassine-Chantal Goya, d'Olga en vieille fille "sapritchienne" et de Mascha en femme indifférente et résolue, il réussit une belle caractérisation des personnages. Dans un monde clos d'où émergent les désirs inexprimés de chacun et l'incompréhension de tous, le mouvement reste dans l'intention, le geste dans la retenue. Seuls le Doktor, sempiternellement ivre, et Natasha, déçue de son pâle mari, laissent éclater leur hystérie. Dans un décor (Rudolf Rischer) minimaliste d'un cube fait de néons (la nouvelle marotte des décorateurs oubliant l'aveuglement des spectateurs!), d'une chaise et d'un petit escabeau (inutile ?), les personnages se meuvent au fil des séquences de l'opéra dans une belle harmonie de déplacements.

Dans les scènes d'ensemble, avec presque tous les protagonistes sur scène, la musique et le chant s'entrechoquent dans un brouhaha à la limite du supportable. C'est à qui, du chanteur ou de l'orchestre, "parlera" le plus fort. A ce petit jeu, les stridences des violons sont les incontestables vainqueurs de nos oreilles meurtries. C'est la "voix" choisie par le compositeur pour exprimer la confusion des mots, des idées, des sentiments quand personne ne veut entendre. Ne dit-on pas "qu'il n'y a de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre" ? Dans ces flottements d'humanité, les sons sont si confus que leur hétérogénéité traduit l'effet recherché. Puis, dans les quelques scènes où, rompant la solitude amoureuse des trois soeurs, les prétendants déclarent leur amour, la musique du compositeur transylvanien se fait admirablement lyrique. Des moments de douceurs contrastants avec la dissonance du propos musical qui reste la règle.

Sur le plateau, les voix sont toutes d'excellente qualité, qu'elles appartiennent à la troupe du StadttheaterBern ou aux solistes invités pour la circonstance. Difficile d'isoler l'un ou l'autre des protagonistes, car les longs soliloques sont plutôt rares. On peut, tout au plus, remarquer chez ces dames la soprano Isabelle Razawi (Natascha) qui, avec une extraordinaire maîtrise des suraigus, campe à la perfection une amante hystérique du plus haut comique. Des trois soeurs, si Silke Schwarz (Irina) propose le charme d'une belle voix juvénile, la vocalité bien trempée de Maria Riccarda Wesseling (Olga) colle parfaitement à son personnage de vieille fille délaissée. L'Ukrainienne Zoryana Kushpler (Mascha) sort de sa réserve des premiers instants de l'opéra pour offrir alors l'un des plus émouvants moments de la soirée dans la scène où elle réalise enfin l'amour qu'elle porte au commandant Johannes Martin Kränzle (Werschinin), dont la prestance n'a d'égale que la beauté du phrasé. Chez les hommes, si l'ensemble des chanteurs s'avère excellents, la prestation de Julius Best (Doktor) sort du commun. Mêlant les cassures de la voix aux gestes de la déchéance alcoolique, sa complainte désespérée d'ivrogne bon à rien est bouleversante. De son côté, si Richard Ackermann (Soljony) livre un admirable moment de tendresse en prenant congé d'Irina, qu'il désire, il déçoit en se croyant obligé de forcer la voix dans ses colères. Un identique reproche pourrait être adressé à Wolfgang Newerla (Andrej), lequel ne semble pas réaliser qu'il chante dans un opéra de dimensions moyennes.

Votre serviteur n'étant pas un russophone averti, il lui est difficile d'avoir une idée précise de la prononciation de chacun, mais il a rarement eu l'impression d'entendre la merveilleuse mélodie de la langue russe. De retour dans son antre, il s'est pris à écouter quelques pages d'opéra russe et ce sont d'autres accents qu'il a entendus. Et de penser que la préparation des chanteurs (à de rares exceptions près) à la prononciation russe n'a pas été aussi soignée qu'on pouvait l'espérer.

Il n'en reste pas moins que monter cet opéra, à l'interprétation difficile, est une véritable performance. De plus, sous la baguette précise et explicite du chef allemand Hans Drewanz, le Berner Symphonie-Orchester s'est affirmé à la hauteur d'une partition ardue qu'il a enlevée avec brio, tant en ce qui concerne le petit ensemble dans la fosse que le reste de la formation dans l'arrière-scène.

Le public a ovationné cette production, réservant son plus chaleureux accueil au compositeur Peter Eötvös venu tout exprès à Berne pour assister à la création suisse de son opéra.
 
 

Jacques SCHMITT

 


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Lire également notre dossier consacré aux Tri Sestri

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