OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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GENEVE
22/09/2007
 


Hector BERLIOZ (1803-1869)

LES TROYENS

Opéra en cinq actes d'Hector Berlioz (1890)
Livret du compositeur d'après L'Enéide de Virgile

Mise en scène, décors et costumes : Yannis Kokkos
Collaboration artistique : Anne Blancard
Chorégraphie : Richild Springer
Création d'images vidéo : Eric Duranteau
Lumières : Patrice Trottier

Première Partie - La Prise de Troie

Cassandre : Anna Caterina Antonacci
Ascagne : Isabelle Cals
Hécube : Danielle Bouthillon
Enée : Kurt Streit
Chorèbe : Jean-François Lapointe
Panthée : Nicolas Testé
Le Fantôme d'Hector : Christophe Fel
Priam et Mercure : René Schirrer

Deuxième Partie - Les Troyens à Carthage

Didon : Anne Sofie Von Otter
Anna : Marie-Claude Chappuis
Ascagne : Isabelle Cals
Enée : Kurt Streit
Iopas : John Osborn
Hylas et Hélénus : Marcel Reijans
Narbal : Ralf Lukas
Panthée : Nicolas Testé
Première Sentinelle : Marc-Olivier Oetterli
Deuxième Sentinelle : Frédéric Caton

Chœurs du Grand Théâtre
Orchestre de la Suisse Romande
Direction musicale : John Nelson

Genève, Grand Théâtre
le 22 septembre 2007, 18h30

Heureux qui comme Enée…


Ils firent à juste titre sensation en 2003 sur la scène du Châtelet, puis à la télévision française où ils se payèrent même le luxe un dimanche après-midi de battre dans leur catégorie des records d’audience. On pouvait craindre qu’en traversant la frontière suisse quatre ans plus tard, passés l’effet de surprise et l’effet de mode, Les Troyens mis en scène par Yannis Kokkos aient un peu perdu de leur superbe. Il n’en est rien ! Malgré une affiche moins prestigieuse, la production suscite le même enthousiasme à Genève qu’à Paris.
 
Les goûts évoluent pourtant vite en matière de mise en scène ; une tendance chasse l’autre mais on apprécie toujours la manière dont Yannis Kokkos représente et réconcilie Troie et Carthage sur un même plateau, via le jeu des contrastes entre le noir pour l’une et le blanc pour l’autre, l’intelligence de la scénographie, l’esthétisme et l’ingéniosité des décors, modernes sans être abstraits ou encore l’utilisation judicieuse de la vidéo. On retrouve intactes, avec la même force ou la même poésie, les images que l’on avait aimées : l’apparition menaçante de la tête du cheval, le songe d’Enée, le tableau de l’orage, le reflet vertigineux de la foule dans le miroir incliné au-dessus de la scène, le voile rouge qui tache les marches immaculées de l’escalier sur lequel Didon se donne la mort. Oui, tout séduit jusqu’aux ballets qui  – le lyricomane l’avoue – ennuient d’habitude plus souvent qu’à leur tour. 



Et comme à Paris, l’image qui s’impose avec le plus de violence reste celle de la Cassandre que sculpte dans un marbre brûlant Anna Caterina Antonacci ; l’Antonacci devrait-on dire plutôt car elle conquiert avec ce seul rôle l’article que l’on attache comme une médaille devant le nom des plus grandes. L’Antonacci donc, possède non seulement la voix mais aussi le profil de la prophétesse troyenne. Elle en a l’allure fière, la grandeur farouche, l’énergie et la noblesse du geste, cette manière unique d’utiliser ses bras à des fins expressives qui l’apparente à une autre icône tragique : La Callas. Il faut la voir se dresser comme une torche et dissimuler son visage derrière la paume de la main avant de lancer, terrible « Non je ne verrai pas la déplorable fête » ; il faut la voir arpenter la scène comme une lionne en cage de plus en plus possédée au fur et à mesure que l’issue fatale approche. Il faut la voir au deuxième acte exhorter ses sœurs au suicide, ou au premier, drapée sensuellement dans sa robe blanche, faire de la longue scène avec Chorèbe un véritable duo d’amour et ce malgré Jean-François Lapointe qui, empêtré dans la tessiture du jeune prince, « surchante ». Elle a – on le répète  – la voix du rôle : le timbre acerbe de la guerrière, la largeur de l’ambitus, du do grave au si aigu décroché comme un uppercut, l’intonation épique, le sens du phrasé et de la prononciation française, qualité qu’elle partage d’ailleurs avec tous les autres interprètes, y compris les Chœurs - excellents - du Grand Théâtre.



Anne Sofie Von Otter
érige l’autre colonne du temple, Didon, avec moins d’éloquence. Le rôle fut conçu, parait-il, non pour un soprano dramatique comme on a tendance à le croire aujourd’hui mais pour un mezzo-soprano à l’aigu aisé et au médium puissant. Peu ou prou l’exact portrait vocal de notre chanteuse dont le registre grave n’est plus le point fort. Aigu aisé assurément avec quelques piani divins d’ailleurs, médium puissant c’est une autre affaire : la voix n’a pas la projection et l’autorité que commande la reine de Carthage. Quant au grave, il fait quand même défaut le moment venu, lors des invectives du duo « Errante sur tes pas ». Mais ce qu’il manque par-dessus tout, c’est l’incarnation car Didon, au contraire de Cassandre, possède plusieurs caractères - reine bienveillante, sœur aimante, femme amoureuse, maîtresse éperdue - avant de toucher au pathétique. Autant de visages, mis à part le dernier peut-être révélé par un « Adieu fière cité » douloureux et intense, qui échappent à la cantatrice suédoise.

Et Enée ? Ténor wagnérien – John Vickers, Ben Heppner – ou ténor rossinien – Gregory Kunde au Châtelet en 2003 ? Kurt Streit, de par son format et son parcours (Haendel, Mozart essentiellement même si on note dans sa biographie un Fidelio et quelques Janacek au milieu des Idoménée, Lucio Silla, La clémence de Titus, Rodelinda, etc.) appartiendrait plutôt à la deuxième catégorie : l’émission haute, la voix élégante et souple mais pourvue cependant d‘une « petite vaillance » (l’expression qualifia Gregory Kunde en d’autres temps, c’est un signe) qui lui permet de mener sa barque jusqu’en Italie. Ainsi doté, ce prince troyen, de belle allure au demeurant, s’accomplit mieux dans l’effusion de la « Nuit d’ivresse », malgré une Didon réfrigérante, que dans la fièvre héroïque des « Inutiles regrets ».



Le reste de la distribution - on l’a déjà dit - ne se situe au même niveau qu’à Paris. Impossible d’ailleurs ; comment rivaliser avec un plateau qui arborait des grands noms jusque dans les plus petites rôles : Mark Padmore, Laurent Naouri, Stéphanie d’Oustrac, Topi Lehtipuu… Quel luxe ! Genève ne démérite pas pour autant, la première fonction des personnages secondaires – Ascagne, Iopas, Hylas, Panthée, Narbal et compagnie - étant de participer à l’édification sonore de ces ensembles superbes qui font de l’œuvre un monument. On retient plus particulièrement Marie-Claude Chappuis qui, par sa présence et son chant, place Anna au premier plan à cent lieux des contraltos trémulantes - Elena Zaremba en 2006 à l’Opéra Bastille par exemple – coupables de travestir la soeur de Didon en vieille fille ingrate.

John Nelson, enfin, connaît son Berlioz sur le bout de la baguette et sait insuffler à cette musique l’énergie qu’elle réclame. Sans excès toutefois, le chef laisse la  pompe et le tumulte à d’autres et préfère une grandeur classique qui n’exclut pas une certaine dynamique et une grande variété de tempi. Sous sa direction, magnifié par la partition, l’Orchestre de la Suisse Romande atteint un degré d’excellence. Ajouté à la performance de l’Antonacci, il justifie les quatre étoiles que l’on attribue aux soirées inoubliables.


Christophe RIZOUD

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