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George Frideric Händel (1685-1759)

Tolomeo, rè d’Egitto

Dramma per musica in tre atti
sur un livret de Nicola Francesco Haym

Ann Hallenberg, Tolomeo
Karina Gauvin, Seleuce
Pietro Spagnoli, Araspe
Anna Bonitatibus, Elisa
Romina Basso, Alessandro

Il Complesso Barocco
Alan Curtis, direction
Enregistré en septembre 2006




L’Ile de la Tentation


Comme l’observe très justement Viet-Linh Nguyen, ce Tolomeo créé au King’s Theatre le 30 avril 1728 n’est pas un énième chef-d’œuvre oublié. Même s’il a encore à sa disposition le tiercé gagnant formé par Senesino et les « rival queens », Faustina et Cuzzoni, Haendel signe une partition souvent charmeuse, mais rarement inoubliable – ce qui ne veut pas dire négligeable, certes. Après une ultime reprise en 1733, Tolomeo a disparu de l’affiche pour deux siècles. La cavatine d’Alexandre, « Non lo dirò col labbro », connut un regain de succès dans l’Angleterre de la fin des années 20 quand Arthur Somervell la rhabilla de paroles nouvelles (« Did you not see my lady »). Redécouvert au festival de Göttingen en 1938, l’opéra n’a guère été programmé qu’une dizaine de fois depuis, notamment à Viterbe en 2004 avec, déjà, Alan Curtis aux commandes. Quelques chanteurs dont David Daniels ont jeté leur dévolu sur le très théâtral « Stille amare » de Ptolémée, où le pharaon croit expirer, empoisonné, alors qu’il ne fait que s’endormir. Cependant, aucune page ne renoue avec cette urgence, cette intensité expressive. Au cours de la saison 1727-1728, Haendel ne relâche pas sa cadence et, alors qu’il s’attelle à Tolomeo, il vient déjà de créer Riccardo Primo et Siroe pour affronter la concurrence toujours plus vive de l’Opéra de la Noblesse. Le compositeur est depuis longtemps sous pression et il a peut-être tout simplement envie de souffler en écrivant une pièce plus légère. De toute façon, pour mettre en musique un drame, il faut disposer d’une action digne de ce nom, ce que ne lui fournit pas vraiment le livret de Nicola Francesco Haym
L’odieux frère de Cléopâtre qui fit décapiter Pompée aurait peut-être davantage stimulé l’imagination de Haendel que Ptolémée IX Soter II, héros falot de ce chassé-croisé sentimental. Haym a retravaillé un argument de Capece dont Domenico Scarlatti tirait déjà un opéra en 1711. Surnommé le pois chiche (« Lathyrus ») pour d’obscures raisons, Ptolémée fut le jouet d’une mère tyrannique, Cléopâtre III, qui lui préféra son frère Alexandre, le chassa du trône tout en le séparant de sa sœur et compagne (autres temps, autres mœurs), Sélène, dont il avait eu deux enfants. « Sur ces bases historiques, note, sans rire, le librettiste, il paraît vraisemblable que Ptolémée, pourchassé par sa mère Cléopâtre, soit resté incognito à Chypre comme simple berger sous le nom d’Osmin ; que son épouse, Séleucis, répudiée par Cléopâtre et donnée à Triphon, tyran de Syrie, ait subi un naufrage et passe pour disparue, mais qu’elle ait en fait réchappé et, sachant son époux vivant à Chypre, qu’elle s’y soit rendue, elle aussi, déguisée en bergère, sous le faux nom de Délie, afin de le retrouver, qu’Alexandre ait été envoyé par sa mère à Chypre avec une puissante flotte pour s’emparer de Ptolémée, mais qu’il n’ait eu d’autre projet que de sauver son frère et de lui rendre sa couronne ; qu’Araspes règne alors à Chypre et qu’il réside avec sa sœur Elise dans une charmante maison de campagne en bord de mer ; qu’il soit amoureux de la bergère Délie, c’est-à-dire de Séleucis, comme Elise est amoureuse de Ptolémée qu’elle prend pour Osmin – autant d’éléments qui donnent matière aux événements de ce drame. » Sauf que lorsque l’opéra commence, tout le monde se trouve déjà sur l’île de la Tentation pour y tester sa fidélité et sa loyauté – sauf la redoutable Cléopâtre, un personnage dont le formidable potentiel dramatique est malheureusement ignoré. Quelques tensions éparses ne font évidemment pas un drame là où l’Histoire offrait des ressorts autrement solides et palpitants. Haym préfère la détricoter et abuse des raccourcis maladroits : en réalité, Alexandre n’a pas été pas envoyé par Cléopâtre pour terrasser son frère, il a pris ses jambes à son cou après que la marâtre, assoiffée de pouvoir, a tenté de le faire assassiner ! Quant à la vraisemblance, c’est une notion fort élastique ; on retrouve ici surtout les ficelles les plus éculées de l’opera seria.

A défaut d’émotions fortes, Haendel se livre donc à une peinture délicate des sentiments. Et une fois n’est pas coutume, on aurait tort d’épingler la nonchalance d’Alan Curtis. L’ouvrage n’emprunte pas à la pastorale que son décor naturel ou ses bergers, mais souvent aussi sa manière et son vocabulaire. Toutefois, de là à dire que « la température dépasse rarement une sorte de joliesse bononcinienne » (Jonathan Keats), il y a un monde : la délicatesse du Saxon ne verse jamais dans la fadeur et la mièvrerie de son rival. Il ne se limite pas aux pastels, mais ose des tonalités moins consensuelles comme ce troublant fa dièse mineur lorsque s’enlacent les voix des amants à l’acte II, « Se il cor ti perde », ou encore le si bémol mineur sur lequel Ptolémée suffoque et croit agoniser (« Stille amare »). Loin des affects stéréotypés et simplistes de l’Arcadie, Haendel sait également traduire l’ambivalence d’une Elise : « Je veux être aimée ou me venger de celui qui a embrasé mon âme, de ces deux flammes je brûle également, l’une et l’autre me réjouissent tant que si l’une manque à mon cœur l’autre l’embrasera davantage ».

Si sa direction élégante laisse respirer la musique, Curtis manque toutefois de nerf quand l’écriture requiert de la vigueur et il n’aide en rien le trop aimable Pietro Spagnoli à donner du relief au méchant de service (Araspe). Il suffit de se rappeler que le rôle était destiné à Giuseppe Maria Boschi, créateur du géant Polifemo (Aci, Galatea e Polifemo) ou d’Argante (Rinaldo), pour comprendre l’erreur de casting ! Ceci dit, c’est bien la seule. Ann Hallenberg n’a pas la tessiture ni la couleur idéale pour servir le rôle-titre ? Son incarnation n’en est que plus admirable : vive, expressive, nuancée avec ce supplément d’âme – ou est-ce le summum de l’art ? Vaste débat que la sincérité des artistes, mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! – grâce auquel elle sait trouver les inflexions ou ce sourire dans la voix qui nous font chavirer (« Torna sol per un momento »). Héritant du rôle conçu pour le soprano aérien, volubile et suave de Francesca Cuzzoni (Seleuce), Karina Gauvin excelle dans les jeux de l’amour (délicieux « Dite, dov’è »), mais parvient aussi à donner de l’épaisseur à cette beauté inquiète et mélancolique. Anna Bonitatibus pour sa part campe une Elise juvénile, plus frivole qu’impérieuse, mais crédible. Découverte au disque dans l’Atenaide de Vivaldi, Romina Basso, enfin, joue les utilités en Alessandro, doté de deux airs moins mémorables que sa cavatine, mais elle ne démérite pas.


Bernard SCHREUDERS
 


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