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Giuseppe VERDI (1813-1901)

LA TRAVIATA

Violetta Valery : Anna Netrebko
Alfredo Germont :  Rolando Villazon
Giorgio Germont : Thomas Hampson
Annina : Diane Pilcher
Dottore Grenvil : Luigi Roni

 
Wiener Philharmoniker
Carlo Rizzi

Enregistrement en public, Festival de Salzbourg 2005

Mise en scène : Willy Decker – Réalisation : Brian Large

1 DVD Deutsche Grammophon
00440 073 4189




La chair et les larmes

Allons, laissons tout cynisme et toute ironie au vestiaire. Et avouons : cette captation est un choc.

Lors de la sortie du CD, on avait pu, çà et là, ergoter sur les chanteurs – un Villazon nasal, une Netrebko courte de souffle, un Hampson fatigué et décidément pas verdien, un Rizzi brouillon, etc. La vision du spectacle balaie tout cela et renvoie les réserves au rayon des arguties de Beckmesser en herbe.

Ici, une alchimie se produit, dont le maître-artisan est Brian Large. Depuis la salle, la mise en scène de Willy Decker devait un peu se perdre dans le grand espace blanc et bleuté de Gussmann. L’horloge imposante qui figure le temps qui passe est un symbole assez lourd. Les canapés blancs drapés de tentures à fleurs laissent perplexe. Le grand art de Brian Large est de briser ce dispositif. Il filme ces éléments comme des fragments de scène, comme des anecdotes (qu’ils sont, en réalité). Il ne s’y attarde pas. Très peu de plans larges. Pas de tentative abusive d’embrasser tout l’espace scénique. Il escamote le détail. Il se concentre sur ce qui semble le fasciner, et qu’il capte comme personne : les visages.

Visages sculptés par les éclairages blancs, bleus, gris. Visages mobiles saisis au plus près. Comme si les costumes de ville sombres (années 40), éclaboussés seulement par la robe violacée de Violetta, composaient une imagerie de film noir et blanc. On se croirait chez Pabst, chez Murnau. Les regards brûlent. Les visages expriment, souffrent, vivent.

A ce jeu-là, Thomas Hampson est admirable. Cheveux plaqués, figure digne, yeux cernés de noir charbonneux, il fait voir les tourments et les violences de Germont comme aucun n’a su faire. La voix manque de poids pour ce rôle ? Du moins en a-t-elle toutes les nuances d’expression qui le font échapper à la seule figure du barbon attendri. Il rejoint par instants l’expressionnisme grand style – lui, le Viennois d’adoption.

Rolando Villazon, plus naturellement expansif, convertit son humeur sanguine en quelque chose d’égaré et d’enfantin. Les mains qui se tordent, le dos légèrement voûté de l’enfant coupable, lorsqu’il comprend que Violetta mourra, il faut voir cela. Les débordements de ligne qu’on lui a parfois reprochés ne sont que le résultat d’un engagement scénique absolument démoniaque.

Je ne laisserai plus jamais dire à quiconque qu’Anna Netrebko est une faiseuse, un petit soprano monté en épingle par le marketing, un produit commercial. Ce qu’elle fait, ce qu’elle donne, dans cette Traviata abolit nombre de captations, liquide nombre d’incarnations, ridiculise nombre de consoeurs plus respectées. Encore ne fait-elle aucune surenchère de vérisme. On ne trouvera pas là de jeu prostitué, d’effets de diva narcissique composant la dévoyée. L’intensité intérieure est hallucinante. Entre l’Acte II et l’Acte III, elle reste en scène, à terre, mais d’un acte à l’autre, voyez son visage, sans maquillage ajouté en coulisses, sans ajustement de costume, se décomposer peu à peu, ses yeux se cerner, sa chevelure se défaire, comme une consomption progressive suggérée par le seul moyen de l’expression, sans nul recours aux fards. Voyez ce regard sauvage et fragile, absolument inoubliable, où parfois les larmes montent. Brian Large ose capter au plus près ce visage dont la beauté ne nous coupe pas le souffle par pur jugement esthétique, mais par tout ce qu’il sait dire, et ne pas dire. Ainsi, le frémissement éperdu sur le mot « Croce » (Acte III), cueilli à même le souffle. On a l’impression que ce visage seul nous fait entrer dans un univers. Et l’on sent chez Brian Large le désir jamais épuisé et jamais satisfait de trouver quelque clef, de surprendre quelque secret – mais jusqu’à la fin, Netrebko garde le mystère : son effondrement, capté de près, est une surprise, un couperet qui tombe, enchaîné aussitôt sur un plan d’ensemble (salle comprise) où se mesurent l’accablement impavide de cette catastrophe. Naturellement, il fallait le talent de Willy Decker pour que les chanteurs ainsi se livrent. Mais c’est Large qui lui rend pleine justice.

Faut-il distinguer de cette performance théâtrale la performance musicale ? En réalité, l’insertion de l’une dans l’autre est si manifeste et si prenante que l’on n’y saurait parvenir. Les limites observées chez les uns ou les autres ne sont pas oubliées : elles sont justifiées. Ah, ici, on ne se soucie pas de beau chant, mais le chant devient beau lorsque le sentiment à ce point le hante. La ligne verdienne de Hampson n’est pas seulement chantée mais jouée et on reste convaincu que cela ne peut se chanter autrement. De même, les quelques reprises de souffle hasardeuses de Netrebko ne sont que le reflet d’un chant physique, qui vise l’impact et non la correction. Il y a un chant théâtral qui tombera toujours sous le coup de la critique parce qu’il ne sera jamais aussi contrôlé que dans le monde idéal du studio. Pour autant, la deuxième partie d’Addio del Passato, reprise sur le souffle, à fleur de lèvres, vaut tout l’or de l’Eldorado des studios. Par là même, Rizzi retrouve tout son honneur de chef de théâtre, qui sait animer tout cela tout en respectant les pauses et les respirations que requiert une telle performance.

Et puis, Anna Netrebko a aussi de très jolies jambes.



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