Gustavo terzo, un autre Ballo...
Un dossier proposé par Yonel Buldrini
 
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  Les "autres" Bals Masqués.

Saverio Mercadante, auteur d'un "autre" ballo.


(Il ne sera pas question ici de l’opéra de Auber, Gustave III ou Le Bal masqué, également monté cette saison par le valeureux Théâtre de Metz, puisqu’il fait l’objet d’une présentation particulière.)

On le sait moins aujourd’hui mais à l’époque de Verdi, le pauvre roi de Suède avait déjà dû changer deux fois de costume !  En effet, en 1841, le compositeur Vincenzo Gabussi créait un opéra sur le même sujet… mais soigneusement travesti en Clemenza di Valois !  La Suède du XVIIIe siècle devenait la France au temps des Croisades (!), le roi assassiné, un comte d’Arles !

Ce n’est pas fini, le compositeur Saverio Mercadante (1895-70), fort estimé à son époque, donnait en 1843, à Turin, Il Reggente, et là, Gustave perdait ses fines dentelles Louis XV pour s’engoncer dans l’austère « fraise » du XVe siècle. L’Ecosse remplaçait la Suède, une sorte de personnage régnant se faisait tout de même assassiner dans un bal masqué, mais c’était d’une part un simple comte, et d’autre part un obscur « régent », et donc pas un véritable monarque !

Enfin, le destin n’a pas permis la version qu’un « Grand » faillit mettre en musique en 1834, un an après celui d’Auber…il s’appelait Vincenzo Bellini.

Clemenza di Valois
(1841)

Gaetano Rossi (né en 1774) est l’auteur du livret de Clemenza di Valois : on dit qu’il écrivit plus de cent-vingts livrets, à partir du premier, pour Giovanni Simone Mayr en 1798, jusqu’à son décès en 1855. S’il ne s’est pas taillé une réputation de spécialiste d’une école comme Cammarano, il n’en restait pas moins un habile préparateur de terrain pour le génie des compositeurs, puisque l’on compte parmi ses livrets bon nombre d’opéras estimés. On retiendra, pour Rossini d’abord, Tancredi et Semiramide et ensuite pour Donizetti : Maria Padilla, belle histoire avec une poignante folie du ténor et la naïve mais charmante Linda di Chamounix.

Vincenzo Gabussi (1800-1846) était le frère d’une cantatrice renommée, Rita Gabussi, elle-même épouse d’une basse fameuse, Achille De Bassini. Il écrivit aussi un Ernani et Fedele D’Amico[1], chercheur passionné ayant retrouvé la trace de cette Clemenza di Valois, nous en donne l’opinion fort claire de Bellini : « Un fiascone meritatissimo » (un gros fiasco vraiment mérité).

Il ne s’agit pas de partir sur les (captivantes) traces de Fedele D’Amico analysant cette Clemenza di Valois mais de constater, avec parfois un sourire, ce que deviennent certaines situations. On passe du XVIIIe « éclairé » au sombre, lointain et moins signifiant XIIIe siècle. Renato, comte « di Arles » revient des Croisades alors qu’on le croyait mort… ce qui contrarie fort son cousin Giulio di Valois qui aspirait au comté. Renato retrouve, mariée à son cousin, la belle Clemenza d’Almont qu’il aimait (sans jamais le lui avoir dit) et qu’elle aimait (sans jamais l’avouer) : grâce à ces précautions, l’honneur est donc sauf !

Un passage ayant fortement « chatouillé » la censure était la scène de l’héroïne venue chercher aux pieds des gibets l’herbe magique qui donne l’oubli (de l’amour coupable). Il y a évidemment « des moyens bien plus recommandables comme la prière ou la résignation chrétienne », note Gilles de Van[2], qui continue avec un humour irrésistible : « Gabussi a d’ailleurs l’idée saugrenue de placer près du champ des supplices un couvent d’où sortent de célestes harmonies qui rappellent à Clemenza que la confiance en Dieu est le meilleur moyen pour vaincre ses passions. » F. D’Amico précise que Clemenza, décidant alors de délaisser les remèdes diaboliques en faveur des divins, se dirige vers le monastère…

Bref, transférée en cette rude époque (peut-être mal connue mais lointaine), édulcorée, moralisée, l’intrigue perd son piquant un « peu canaille », comme dit G. de Van à propos de la scène chez la sorcière. Le grand musicologue verdien poursuit clairement, affirmant que Gabussi (auquel il adjoint Mercadante) « ne savent que faire d’Oscar dont la grâce légère détonne dans ce milieu, ils s’empêtrent dans un bal qui ne peut plus avoir le même charme vénéneux, en un mot ils suppriment de l’œuvre cette note de gaieté un peu étrange à laquelle tenait tant Verdi ».

A tel point que tout semble dit lorsque Fedele D’Amico, à propos d’un détail,  lâche la formule : « la povera Clemenza di Valois » !

Musicalement, F. D’Amico trouve « seulement une série de mélodies (…) soutenues par rien de plus qu’une demi-douzaine de formules d’accompagnement. Le tout aligné à la bonne franquette, sans même considérer les dimensions du vers ; d’où les plus fantasques “chevilles” [remplissages] verbales. »

Il Reggente
(1843)

Salvatore Cammarano est LE librettiste romantique échevelé, comme Felice Romani, préféré de Bellini, était l’homme d’un romantisme plus idyllique pour ainsi dire. Il collabora avec les compositeurs les plus renommés de son temps, comme Giovanni Pacini auquel il donnera le livret de son plus bel opéra, Saffo (1840), Saverio Mercadante et bien sûr, le plus illustre de tous : Gaetano Donizetti pour lequel il écrivit huit livrets dont Roberto Devereux, la gothique et terrible Maria de Rudenz, Poliuto, Maria di Rohan et rien moins que Lucia di Lammermoor !

Ses livrets offrent le meilleur de l’époque romantique : la passion, et ce que les Italiens nomment la “teatralità” le fait d’être théâtral, dramatique et cela sans abuser du style archaïque. Sa période d’activité correspond à la maturité des compositeurs nommés et il leur écrit souvent des textes qui donneront des chefs-d’oeuvre d’opéras. Il laissera inachevé un dernier livret destiné à demeurer immortel grâce à Giuseppe Verdi puisqu’il s’agit de Il Trovatore.

Saverio Mercadante (1895-1870) composa une soixantaine d’opéras, tentant même une réforme bannissant les formules tant rebattues de l’opéra italien comme ces fameuses cabalettes. On connaît aujourd’hui une douzaine d’œuvres, étalées sur sa courbe de composition, comme cet Amleto (1822) du début, révélant les intéressantes tentatives de se forger un style propre, à une époque où les formules rossiniennes étaient obligatoires (pour cause d’air du temps mais aussi pour avoir du succès) chez tout faiseur d’opéra.

On considère généralement Il Giuramento (1837), sur le même sujet hugolien que La Gioconda de Ponchielli, comme son chef-d’œuvre. Fidèle à l’annonce du titre, Le Due Illustri Rivali (1838) offre une passionnante rivalité de deux « rôles-titres », chose rare, pour deux sopranos. On estime aussi Il Bravo, créé en 1839, et fort écouté par un jeune compositeur se lançant alors dans la carrière et nommé Giuseppe Verdi !  Superbe car vibrante de ferveur romantique est La Vestale (1840), tandis que Il Reggente (1843) permet une passionnante comparaison avec Un Ballo in maschera. On connaît aussi ses intéressants Orazi e Curiazi (1846). Dernier opéra complété alors que le pauvre maestro était devenu aveugle, la brûlante Virginia (1866) se révèle fortement verdienne, curieusement à une époque où Verdi lui-même évoluait et délaissait certains tics !

Dorment encore I Briganti (1836), sur le même sujet schillerien que I Masnadieri de Verdi, comme Il Conte di Essex (1833), qui annonce le Roberto Devereux de Donizetti, ou la Medea (1851), pouvant être comparée à celle, superbe, de Giovanni Pacini…

On a loué la science de l’orchestration de Mercadante mais la connaissance des opéras aujourd’hui disponibles confirme qu’une bonne technique ne saurait remplacer l’inspiration. Souvent on s’aperçoit que tout y est : les berceurs harpèges belliniens des violons, la flûte qui introduit l’air… et l’on reste pourtant sur sa faim !  On finit par reconnaître à Mercadante un bon savoir-faire mais tout n’est pas toujours inspiré chez lui, cela explique qu’il demeura plus ou moins dans l’ombre des deux grands de son époque Bellini et Donizetti…pour ne rien dire de l’écrasante concurrence verdienne qui devait succéder à la mort prématurée du pauvre Bellini.

En ce qui concerne Il Reggente, nous pouvons en parler de manière plus approfondie car on en connaît la musique, la comparaison avec l’opéra verdien n’en est donc que plus passionnante. La valeureuse Accademia Chigiana de Sienne, à laquelle on doit l’exhumation de cinq beaux opéras de Donizetti, remonta l’oeuvre au Teatro Dei Rinnovati de Sienne à l’occasion du centenaire de la disparition du compositeur et il en subsiste un enregistrement, heureusement reporté sur Cd (Myto Records 2MCD 905.28).

Le sujet transposé s’appuie néanmoins sur des personnages ayant réellement existé : James Stuart, comte de Murray (1531-70), était le fils illégitime de Jacques V d’Ecosse et demi-frère de Marie Stuart. Il intrigua contre elle lorsqu’elle épousa son ennemi, Lord Bothwell. Une fois la reine déchue, il fut élevé au titre de régent en 1567. Il fut assassiné par James Hamilton, le 21 janvier 1570. Le comte de Murray et Hamilton n’étaient ni amis ni rivaux en amour.

Selon son habitude, Cammarano donne des titres (bien romantiques !) à ses actes :

Acte I : Il Sortilegio (le sortilège).

Acte II : La Dama velata (la dame voilée).

Acte III : Il Ballo in maschera (point n’est besoin de traduction !).

1er tableau : salle palais Ham. 1er tableau : salle chez Renato
Scena e Duetto Hamilton-Amelia Scena Renato-Amelia…
…  ed Aria Amelia
Scena Renato-Amelia…
2e tabl : pièce secrète chez Ham
Preludio, Sc. e Cavatina Hamilton …ed Aria Renato
Sc. How-Kilk-Coro e Cabaletta Hamil. Congiura-Terzetto-Quartetto
Scena e Quintetto Oscar-Re-Am-Sam-To.
 
2e tableau : bureau du comte Ricc
Finale III°: Scena, Romanza Riccar, Scena
 
3e tableau : grande salle de bal 3e tableau : grande salle de bal
Coro del Ballo Festa da Ballo nel Finale III : Scena e Coro
Scena e Ballata (Valse+Galop) Oscar Seguito del Finale : III : Canzone Oscar
Scena Amelia-Oscar, Coro del Ballo Coro, Scena e Seguito  Festa da Ballo
Scena ed Aria finale Reggente :  
1°) Scena e Cavatina Regg.
2°) Arioso Amelia-Regg. Puis conjurés Scena e Duettino Riccardo-Amelia
3°) Sc. e Cabaletta finale R. +Osc,Coro Scena finale Ricc-Am-Ren-Osc-S-T-Coro

Le tableau compare à la fois le découpage dramatique et le choix des morceaux musicaux chez Mercadante et Verdi. On constate des similitudes mais également des divergences révélant à quel point Mercadante est fidèle, en 1843, à l’esthétique romantique, dont Verdi s’est évidemment bien affranchi en 1857-58.

La différence la plus flagrante est le refus de Verdi d’utiliser comme Finale de son opéra, le grand air final pour le personnage protagoniste, formule qui faisait délirer de plaisir le public de l’époque romantique.

Autre détail significatif, chez Mercadante on n’aura pas ce verdien parfum de sarcasme se dégageant lorsque les conjurés croient l’époux trompé (fin Acte II).

Plus traditionnellement et linéairement romantiques, pour ainsi dire, Cammarano-Mercadante forcent simplement le trait sur la déception et la vengeance.

Anticipation verdienne en revanche, est la présence d’une Aria pour Hamilton (Acte III), tandis que chez Auber, à peine Amélie est-elle sortie qu’entrent les conjurés. Chez Mercadante, le duc Hamilton reste seul, moment idéal pour un air d’amertume !

Autre anticipation (n’existant pas chez Auber), le mourant parle à l’assassin, lui montrant l’ordre écrit éloignant les époux Hamilton.

Lorsque l’on écoute tranquillement ce Reggente, sans parti pris pour Verdi, on découvre beaucoup de belles choses…

…Comme cette musique gracieuse accompagnant l’entrée d’Oscar. Précisément, on notera avec intérêt que la Ballade d’Oscar du premier acte est non pas simplement insouciante comme celle de son cousin verdien, mais ambivalente. Elle offre en effet un couplet sombre à souhait pour décrire les noires invocations de la sorcière, puis un refrain espiègle traduisant les malicieuses paroles : « Aucun destin n’est pour elle inconnu !  / Elle est de connivence avec Belzébuth ! ». Notons également que si Verdi fait d’Oscar un soprano léger, Mercadante demeure fidèle à la tradition romantique de confier les rôles de jeune garçon en travesti à des mezzo-sopranos.

Mercadante réussit particulièrement l’Invocation à Satan de la sorcière Meg. De graves accords aux cordes ponctués d’irruptions de la flûte aiguë tentent de dessiner une athmosphère infernale un peu cliché, certes, mais évocatrice à un point inusité à l’époque. Le curieux accompagnement des cordes n’est pas d’ailleurs sans évoquer celui des airs d’Azucena, la sorcière d’opéra la plus célèbre (Il Trovatore).

Brusquement présentée chez Verdi, Amelia se voit ici gratifiée de l’inévitable (et plaintive) cavatine d’entrée : elle y confesse son amour coupable avec de mélancoliques envolées donizettiennes !

On est également charmé par le soin apporté aux Récitatifs, plutôt évolués en « Scena » (où l’orchestre ne ponctue plus mais exécute une mélodie indépendante du chant), par exemple celui, tortueux, lugubre, sur lequel Meg explique où et à quelle heure comment cueillir l’herbe magique : Amelia se ressaisit car elle voit une perspective d’échapper à sa souffrance et -triomphe de la convention romantique- se lance dans une cabalette de jubilation !  Une autre Scena efficace, trouble et insinuatrice, nous montre Meg offensée par les sarcasmes des conspirateurs Howe et Kilkardy.

Pas d’ironie gracieuse du souverain ne croyant pas à la prédiction, mais des Pizzicati, le roulement de timbales caractéristique, et, joyau de l’opéra italien, l’ensemble concertant, lancé  par Hamilton. Concertato qui s’épanche, s’illumine avec l’entrée de Murray-Meg-Oscar, ponctué par les conjurés Howe et Kilkardy… tout est suspendu, magie de ces concertati où plusieurs personnages expriment simultanément des sentiments différents sur des lignes de chant souvent divergentes !… et tout cela s’harmonise à merveille.

ACTE II

Une divergence curieuse, l’air d’Amelia n’intervient pas sur le « lieu sauvage aux alentours d’Edimbourg » mais chez elle !  Plutôt qu’une cavatine régulière c’est un dramatique Arioso tendu (un des thèmes de l’ouverture, en notes rebattues à la Rossini) exprimant le dramatique déchirement d’Amelia.

Elle frémit plus encore en entendant les notes lointaines d’une émouvante et mélancolique Romance du Régent (on est loin des chants religieux de Clemenza di Valois !). Entrée des suivantes et vertigineuse cabaletta d’espoir d’Amelia, qui espère trouver l’oubli. Le rideau tombe sur le tableau.

A partir de Simon Boccanegra, Verdi a aboli la séparation traditionnelle et pourtant efficace de l’ « Aria » en « cavatine » lente, et « cabalette » vigoureuse. Il compose un air unique mais plus malléable, selon les sentiments exprimés par le personnage. Mercadante étant ici inspiré, son air d’Amelia non seulement « fonctionne » mais est impressionnant !

On est cette fois dans le « lieu sauvage aux alentours d’Edimbourg » pour le grand duo Duetto entre ténor et soprano :

a) Un poignant Arioso d’Amelia explique comme elle a dû obéir à son père ordonnant le mariage avec Hamilton… d’autant qu’il tendait déjà la main pour la maudire…argument irrévocable de l’opéra italien !

b) Un Arioso amer du Reggente lui répond, puis Amelia se joint à lui, faisant un effort pour cacher sa flamme : « Si je puis invoquer Dieu, / Qu’il me défende de moi-même. »  Cela donne un superbe Larghetto rêveur à deux, la musique les unissant et réalisant idéalement l’amour qu’il ne peuvent échanger !  Abandon élégiaque de l’amour romantique impossible et l’auditeur « plâne » comme sur une mélodie de Bellini ! (c’est cela l’opéra romantique italien !).

c) Le Larghetto s’interrompt et s’enchâsse dans la Scena agitée qui suit : le Reggente soupçonne l’amour toujours vivant d’Amelia et la presse de l’avouer !…

d) C’est la Stretta finale du duo, scellant la jubilation du Régent et l’angoisse d’Amelia : « Ton mot, Amelia, m’entrouvre le ciel ! » (ah ! ce bon Cammarano ! c’est bien là du pur vers d’opéra romantique italien !).

Et Mercadante s’envole à la suite de ses personnages et compose un fort beau duo, passionné mais varié dans son expression musicale, et tenant en cela la confrontation avec celui de Verdi, essentiellement passionné… brûlant de passion, même !

Pas de sarcasmes des conjurés découvrant Amelia, nous l’avons dit, mais un non moins riche et intéressant grand ensemble concertant conduit par un Hamilton déçu et amer… Ponctuée par les autres, l’entrée d’Amelia dans l’ensemble est angélique de lassitude romantique des douleurs de la vie, de renoncement : Mercadante traduit tout cela et touche au sublime !…

ACTE III

Scena e Duetto Hamilton-Amelia.

a) Un impressionnant Arioso accompagne l’accusation terrible de Hamilton qui va la frapper de son épée...

b) Larghetto : prière Amelia qui demande à revoir son fils. Hamilton, ému, n’a plus la force de faire justice…

c) Scena e Stretta finale : pas d’invitation au grand bal portée par Oscar mais par un domestique, ce qui supprime la petite note légère et insouciante et rallume en Hamilton son sentiment de vengeance (Stretta finale) ; en contrepoint, désespoir d’Amelia qui abandonne la lutte : « Ah ! hélas sur cette terre, / Il n’y a plus de justice ». Un beau duo, différemment efficace que le fort bel air pour Amelia placé par Verdi à cet endroit.

L’air d’Hamilton dénote son amertume extrême ; le rythme ondoyant de valse est déjà verdien !  Il s’agit de l’un des morceaux les plus profonds et réussis de l’opéra. Cette « Nuova ferita », (nouvelle blessure ) qu’il dit recevoir et motive l’air, est l’horrible soupçon qui vient de naître en son esprit lorsqu’il pense à fuir avec son fils : « Col figlio mio fuggir ?… [Fuir avec mon fils ?…] (Il s’arrête, tout à coup)

Col figlio… mio !…[Avec… mon… fils !…] ».

La syntaxe italienne augmente le suspense en pouvant placer « figlio » en premier, puis faire peser tout le doute sur le « mio ! ». …Et la censure a laissé passer cela !  d’autant que le bon Cammarano a pratiquement mis les points sur les « i » dans la didascalie qui suit : « (Le frémissement convulsif avec lequel il prononce ces mots, et ses traits bouleversés révèlent quel horrible soupçon agite son esprit ; il se couvre le visage de ses mains tremblantes, et un sourd gémissement s’échappe de sa poitrine.) » On ne retrouve pas ce sentiment de soupçon chez Verdi-Somma.

Scena : les conjurés entrent sur un thème de l’ouverture.  Le tirage au sort de celui qui va frapper le Régent n’est pas effectué par Amelia mais par l’un des conspirateurs…Mercadante attaque un crescendo laborieux… on est loin de l’efficacité si concise mais mordante de Verdi. Pas d’Hymne vindicatif mais en revanche, on entend avec plaisir Hamilton se lancer dans une bonne vieille cabalette de vengeance ! 

C’est une régulière cabalette fonctionnelle, même si elle n’atteint pas au mordant héroïque d’un Donizetti, qui, au même moment où Mercadante donnait son Reggente (1843), nous régalait de ce genre de vibrantes cabalettes de vengeance pour baryton (Maria di Rohan) ou ténor (Caterina Cornaro).

Tableau final du bal masqué.

Pas de grand air pour le ténor comme chez Verdi : Mercadante le garde pour la fin ! 

L’orchestre attaque une polka un peu guindée mais sympathique, reprise par le choeur.

L’air d’Oscar n’est pas centré, comme chez Verdi, sur son espiègle refus de communiquer le déguisement de son maître mais, grimé en magicien, il déclame la bonne aventure à qui veut l’entendre, sur un envoûtant rythme de valse... (tant pis pour la couleur locale !) puis, lorsqu’une dernière insolence achève de confirmer les soupçons des courtisans, on le démasque : confus, et animé d’une feinte indignation, il affecte le ton emphatique… d’Oscar (!), se tournant lui-même en dérision dans un galop endiablé repris par tout le bal.

Aria finale pour ténor. La première partie de l’air (cavatine) du Régent est une sorte de mélancolique méditation d’adieu.

Une scena intéressante lui fait suite, exprimant l’angoisse d‘Amelia (autre thème de l’ouverture) qui le presse de fuir le terrible danger qu’il court…

Pas d’ultime duo d’amour-adieu comme chez Verdi mais rapide et violent, le meurtre, par la main d’Hamilton.

On note pourtant une différence : Hamilton frappe le Régent devant Amelia et les seuls conjurés ; ceux-ci voudraient le conduire avec eux lorsqu’ils se dispersent, au moment de l’arrivée des courtisans. Il refuse mais le Régent l’empêche de se dénoncer et lui fait lire la feuille l’éloignant, ainsi qu’Amelia, en tant qu’envoyé à la cour d’Angleterre.

Dans sa lente et poignante cabaletta finale, il demande à Hamilton, lorsqu’il reverra l’homme qui l’a frappé (!), de lui dire à propos de son épouse, qu’…

« Ella è pura… ed innocente

Come un angelo del ciel !… »

(Point n’est besoin de traduction).

Il leur dit adieu, pardonne à l’assassin et expire… le rideau tombe sur le cri de douleur de tous les assistants, suivi d’une sobre charge orchestrale typique de Mercadante.

Chez Verdi, qui veut toujours aller à l’essentiel –et le plus rapidement possible- Riccardo, mourant, n’a qu’un bref Arioso. La solution adoptée par Mercadante n’est en rien inférieure : la Cabaletta finale, ou grand air conclusif pour le protagoniste était très prisée à l’époque romantique de ces années 1830-40, et bon nombre de chefs-d’œuvre s’achèvent ainsi, et, pour ne citer qu’un exemple, pensons à la sublime cabaletta finale pour ténor dans Lucia di Lammermoor.

Verdi lui préférera des ensembles ou des trios mais l’a tout de même utilisée dans Oberto (1839), Nabucco (1842) et I Due Foscari (1844)… œuvres donc contemporaines de notre Reggente (1843) !

On peut dire aussi que le comte Riccardo d’Un Ballo in maschera n’avait pas besoin d‘air final. Verdi caractérise si bien son ténor-héros par la musique qu’il lui écrit, qu’il dépasse toute époque, tout costume et tout statut : un grand seigneur, tolérant et malicieux, passionné mais noble jusqu’au sacrifice d’un amour qui est toute sa vie.

Il ne s’agissait nullement d’organiser un duel Mercadante-Verdi, en partie à cause de la concurrence aussi évidente (et écrasante !) que constitue un chef-d’œuvre verdien, mais d’établir une passionnante comparaison entre des musique destinées à habiller les mêmes situations, à décrire les mêmes sentiments. Lorsque l’inspiration rejoint le métier, on constate la validité des « vieilles formules » de Mercadante et c’est une belle satisfaction.

Gustavo III  Re di Svezia
(1846)

Il s’agit d’un livret de ballet, chose inhabituelle pour les passionnés d’opéras découvrant en fait seulement six pages de description de l’intrigue.

Cinq actes, et non cinq tableaux contenus en trois actes, et là, on n’a pas honte d’étaler le fait qu’un amour ancien unissait Gustavo et Amelia… quoique « étaler » ne soit pas le mot… en effet , allez traduire cela avec la gestuelle disponible pour un ballet !

La nouveauté absolue, par rapport à toutes les adaptations de l’histoire est le fait qu’Amelia se précipite sur le roi au moment où son époux tire le coup de feu ! Comme dit G. de Van, « Justice est faite, la femme retrouve sa vocation naturelle au sacrifice et Huss [le compositeur] n’a plus à redouter la Censure autrichienne. », car il n’y a plus de régicide !


[1] « Il Ballo in maschera prima di Verdi » in : Bollettino dell’Istituto di Studi Verdiani, Vol.3, Parme, 1960.

[2] « Le Travail du livret », in : revue L’Arc N°. 81 consacré à Verdi, 1981.

Yonel Buldrini

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