Hommage à Domenico Cimarosa
(17-12-1749 - 11-01-1801)

Yonel Buldrini

En commémoration du bicentenaire de sa disparition

« Cimarosa met toujours sa statue sur la scène et le piédestal dans l’orchestre,
alors que Mozart place la statue dans l’orchestre et le piédestal sur la scène. »
(Réponse de Grétry à Napoléon,
lui demandant la différence
entre les deux compositeurs).

 

 

III. Don Domenico en Russie

Depuis l’avènement de l’impératrice Anna Ivanovna, la cour de Russie cultivait la musique et l’opéra, invitant des compositeurs italiens dont Francesco Araja fut le premier. Catherine II qui correspondit avec les philosophes des « Lumières » et promulgua des réformes, n’en affirma pas moins son pouvoir, écrasant les revendications d’un petit peuple ployant sous la misère. Elle protégea néanmoins les arts et continua de cultiver l’opéra italien, écrivant même des livrets en français et en allemand, sa langue maternelle. Baldassarre Galuppi, Tommaso Traetta, Giovanni Paisiello et Giuseppe Sarti se succédèrent ainsi à sa cour, qui, dit-on, offrait les cachets les plus élevés d’Europe aux compositeurs et au chanteurs, maintenant intacte la tradition du bel canto.

Le contrat de Giuseppe Sarti prit fin le 1er janvier 1787 mais comme le compositeur n’entrait plus dans les bonnes grâces de l’impératrice, il ne fut pas renouvelé. On fit appel donc à Cimarosa, pourtant inconnu en Russie. Il se met en voyage, avec son épouse Gaetana et leur fille , ponctuant sa route de haltes princières. A Florence, le Grand-Duc de Toscane Leopoldo lui fit cadeau d’une tabatière en or et, à son retour de Russie, Domenico le retrouvera comme empereur d’Autriche à Vienne. A Parme, la duchesse épouse de Ferdinando di Borbone lui offrit une montre d’or incrustée de diamants... et à la frontière autrichienne ses bagages lui furent confisqués ! Le pauvre Domenico n’avait pas été capable, paraît-il, d’en décrire le contenu avec précision. Grâce à l’ambassadeur du Royaume des Deux-Siciles, le facheux contretemps fut dissipé et le compositeur fut accueilli par l’empereur Joseph II, le propre frère du Grand-Duc de Toscane. L’Empereur d’Autriche, afin de n’être pas en reste par rapport à son frère, offrit une autre tabatière d’or à Cimarosa, mais ajouta un somptueux collier en or et serti de pierres précieuses pour la signora Cimarosa. Il passa le mois d’octobre à Varsovie, à la cour du roi Stanislas Poniatowski, tandis qu’à Prague se montait le Don Giovanni de Mozart ! Enfin, le 2 décembre, les Cimarosa entraient dans Saint-Pétersbourg.

Dix jours plus tard, voilà déjà Domenico à l’oeuvre, composant une Messa pro defunctis à la mémoire de la duchesse di Serra Capriola, épouse de l’ambassadeur des Deux-Siciles. Il semble que l’impératrice n’ait apprécié ni la messe, ni la cantate : La Felicità inaspettata [le bonheur inattendu], sur un texte de F. Moretti, exécutée en février au théâtre de l’Ermitage. R. Iovino trouve que les pages intéressantes ne manquent pas dans la messe, bien que « Cimarosa penche plutôt vers un lyrisme composé et étendu, qui seulement par moments s’anime au niveau des instruments, plus que dans celui des voix. » Le musicologue conclut -condamnant par avance bien des messes italiennes du siècle suivant !- : « Rarement, et c’est un fait positif, Cimarosa glisse dans l’ «operistico» [manière de composer «faisant opéra»], dans le théâtral » et en cite un exemple pour le contralto et un autre pour le ténor.

Cette année 1788, un fils naquit à Cimarosa et fut baptisé le 6 avril, sous le nom de Paolo, en l’honneur du fils de Catherine, Paolo Petrovic. Précisément à l’occasion de la fête solennelle des saints Pierre et Paul, le 29 juin, Domenico donne une autre cantate intitulée Atene edificata [Athènes édifiée]. Malgré la crise des théâtres impériaux et les conseils de licenciement de personnel artistique que Catherine recevait, elle prit un second « Maestro di Cappella » en la personne du compositeur Vicente Martin y Soler, à peine arrivé à Saint-Pétersbourg. Le silence du pourtant fécond Domenico se prolongea jusqu’à l’année suivante et le 8 octobre, est créée Cleopatra , en l’honneur du vingt-septième anniversaire de règne de l’impératrice. L’oeuvre fut fort bien accueillie et on peut, à partir d’elle, établir une caractéristique des opéras « russes » de Domenico, consistant à l’emploi plus systématique des choeurs et de l’orchestre. En plus de la gracieuse Sinfonia initiale, on en trouve une seconde dans le courant du premier acte, conduisant à un ballet ; et, dans le second acte, une marche militaire accompagne le départ de Antonio. Le 6 novembre est créé un autre opera seria, et c’est bien la première fois que deux drames se succèdent dans sa production... notons d’ailleurs que Cimarosa ne composera pas d’oeuvre bouffe durant son séjour en Russie. Moretti révisa sa Idalide écrite pour Sarti et le titre fut changé en : La Vergine del sole [la vierge du soleil]. Domenico utilisa choeurs et orchestre avec la même intensité que dans sa Cleopatra et on a dit que la Sinfonia de La Vergine del sole était l’une de ses plus belles. Il faut noter également le tremblement de terre et l’éruption du volcan au deuxième acte, révélant un traitement de l’orchestre exploitant au mieux ses possibilités descriptives.

Domenico fit représenter ensuite des opéras bouffes déjà créés en Italie mais traduits en russe. Le Due Fidanzate [les deux fiancées], créé au Valle de Rome sous le titre Le Donne rivali, et I Due Baroni di Roccazzurra. Les autres compositions de son séjour sont des oeuvres de circonstance comme ce Coro di Guerrieri commandé par Catherine pour un spectacle historique conçu par elle et faisant appel à différents compositeurs dont Giuseppe Sarti, apparemment en retour de faveur.

un autre choeur (Coro dell’Indica Marina [choeur de la Marine indienne]) et les cantates La Sorpresa [la surprise] et La Serenata non prevista [la sérénade imprévue] (1791) sont les ultimes compositions du séjour russe. On doit probablement y ajouter deux Sestetti ou sextuors, dédiés à « S. A. I. La Gran Duchessa di tutte le Russie ». Le contrat de Cimarosa arrivait à sa fin et l’impératrice, plutôt favorable à Sarti, et devant faire des restrictions « budgétaires » dirait-on aujourd’hui! - lui proposa le poste de « Maestro di Corte »... signifiant qu’il ne toucherait plus au théâtre... On ajoute une seconde cause à la décision du compositeur de quitter la Russie, c’est sa mauvaise tolérance du climat et son besoin de retrouver la mer de Naples !

De ce séjour russe datent probablement ses compositions pour clavier, dont on ignore la date. Cimarosa était fort habile au clavecin ou au « fortepiano » qu’on appelle piano-forte en France. Quatre-vingt-huit sonates et un Concerto per cembalo con istromenti [pour clavecin et instruments] nous restent, témoignant de cette même fraîcheur, de cette fluidité mélodique qui sont l’apanage de sa musique d’opéra.