Hommage à Domenico Cimarosa
(17-12-1749 - 11-01-1801)

Yonel Buldrini

En commémoration du bicentenaire de sa disparition

« Cimarosa met toujours sa statue sur la scène et le piédestal dans l’orchestre,
alors que Mozart place la statue dans l’orchestre et le piédestal sur la scène. »
(Réponse de Grétry à Napoléon,
lui demandant la différence
entre les deux compositeurs).

 

 

IV. La consécration

Domenico séjourne d’abord à Varsovie puis arrive à Vienne à la fin de l’année 1791 et il y retrouve le Grand-Duc de Toscane devenu empereur d’Autriche. Il en résulte peut-être le beau contrat de « Maestro della Camera imperiale », rapportant à Domenico 12000 florins par an, tandis que le pauvre Mozart en recevait à peine 800. A Vienne, il rencontra le librettiste Giovanni Bertati, mal noté dans les mémoires de Lorenzo Da Ponte mais tout de même créateur du texte allant éterniser le nom de Domenico Cimarosa ! Il Matrimonio segreto !

Au milieu du siècle, le peintre William Hogarth réalisa une série de six tableaux qu’il intitula : Le Mariage à la mode et représentant de manière tragique l’union entre une riche bourgeoise et un noble désargenté (l’époux est tué par l’amant de sa femme qui se suicide lorsqu’elle apprend la pendaison de son amant ! ) En 1766, George Colmann et David Garrick s’inspirèrent des tableaux de Hogart et firent représenter au Drury Lane Theater la pièce The Clandestine Marriage. Une différence de taille intervenait car le mariage en question n’ayant pas lieu, on évitait la fin tragique et c’est ainsi que le sujet parvint à Bertati. Celui-ci utilisa également le livret de l’opéra-comique de Joseph Kohaut, Sophie ou Le Mariage caché , écrit par madame Riccoboni. Cette dernière « lamina » les différences sociales au profit de l’amour qui devenait le seul moteur de l’intrigue. On a écrit d’autre part, que Bertati connaissait aussi Le Mariage clandestin , opéra-comique du vicomte de Ségur et de Francois Devienne (1790).

Le 7 février 1792, le succès couronnait Il Matrimonio segreto au Burgtheater et à un point tel, que l’opéra dut être entièrement bissé ! L’empereur concéda quelques heures de repos et un somptueux repas aux artistes, a-t-on dit... mais sachant combien les chanteurs préfèrent dîner après les représentations, on peut se demander quel fut le niveau de qualité du bis ou plutôt, de la «deuxième» représentation... En quelques années, l’oeuvre devait réaliser un beau et vaste tour d’Europe, avant de demeurer au répertoire « définitif ».

Si certains biographes doutent de l’existence de La Calamita dei cuori [l’émant des coeurs] que Domenico aurait également donné à Vienne, on sait que le Ier avril 1793, il faisait représenter au Burgtheater Amor rende sagace [l’amour rend sagace] de Giovanni Bertati. On place également à cette époque la composition des six Quartetti pour flûte, violon, alto et violoncelle. Il écrivit aussi cette année, le Concerto pour deux flûtes et orchestre en Sol majeur (il existe également un fort joli Concerto pour hautbois ayant été enregistré). Entre temps, Il Matrimonio segreto était arrivé en Italie, à Monza d’abord (décembre 1792) puis au Teatro alla Scala, le 7 février 1793. vers le milieu de l’année, Domenico fait son retour à Naples où il est accueilli triomphalement. Le Teatro dei Fiorentini donne Il Matrimonio segreto, quelque peu modifié par son créateur, qui reprend son rythme effréné avec I Traci amanti [les amants de la Thrace], créé au Teatro Nuovo. Si le livret de Giuseppe Palomba fut sévèrement critiqué pour son incongruité, la musique tira une fois de plus son épingle du jeu, grâce à l’extraordinaire capacité de son auteur à traduire les différents états d’âme des personnages et leur délicate succession !

L’année suivante, et toujours sur un livret de Palomba, Domenico fait représenter aux Fiorentini son opéra destiné à être le plus connu après Il Matrimonio segreto : Le Astuzie femminili [les ruses féminines]. La fort belle ouverture, un remaniement de celle de La Vergine del sole, est construite autour du thème vaguement couleur locale du « ballo russo » terminant l’opéra et fort prisé par le public de l’époque. Du reste, l’opéra lui-même ne lui cède en rien en invention mélodique toujours aussi incroyablement renouvelée et sous-tendue d’un si riche tissu orchestral. La découverte de la partition de Amor rende sagace et son exécution ont mis en lumière les morceaux réutilisés dans Le Astuzie femminili, offrant ainsi au passionné une comparaison certainement intéressante. En 1794, Domenico compose la cantate Il Trionfo della fede [le triomphe de la foi] et l’opéra « serio » Penelope créé le 26 décembre au Teatro del Fondo sur un livret de G.M. Deodati. Outre « un orchestre extrêmement incisif sur le plan dramatique » , selon R. Iovino, Penelope dessine efficacement les caractères des personnages, soumettant les ornementations à la traduction de leurs états d’âme, et quitte à cesser toute ornementation lorsque le ton se fait plus dramatique encore. L’année suivante propose autre composition sacrée (Il Martirio [le martyre]), l’oeuvre bouffe de Diodati L’Impegno superato [l’engagement surmonté] la farce I Nemici generosi [les ennemis généreux] et une refonte de Il Marito disperato sous le titre : L’Amante disperato. Certains catalogues des oeuvres de Cimarosa incluent également dans la production de cette année 1795, la « commedia per musica » de G.M. Diodati Le Nozze in garbuglio [les noces en confusion], créée au Teatro della Munizione de Messine. Le lieu de la création est bizarre si l’on tient compte de la vie de Cimarosa, alors établi à Naples, Naples où fut vraiment créé - au T. Nuovo en 1793- un opéra du même titre et sur un livret du même Deodati mais sur une musique de Giacomo Tritto (1733-1824).

Le problème se pose à nouveau pour l’année suivante, avec la farce La Finta ammalata [la fausse malade] de G.B. Lorenzi, que Domenico aurait donnée au Teatro São Carlos de Lisbonne ! Enfin, on trouve également l’indication de « carnevale 1796 » pour I Nemici generosi... Seule une date fatidique semble certaine, ce 17 mars 1796 où disparaissait la malheureuse Gaetana, en donnant le jour à deux jumeaux Raffaele et Costanza.

L’Europe connaît aussi un bouleversement car les Autrichiens sont enfin chassés d’Italie du nord par l’armée de Napoléon, au moment où Domenico entreprend le grand voyage de Venise, qui l’attend pour inaugurer la saison de carnaval. Le 26 décembre, le Gran Teatro La Fenice découvrait celui des opéras sérieux habituellement considéré comme le plus important de Cimarosa : Gli Orazi e i Curiazi. L’auteur du livret, Antonio Simone Sografi, était également auteur dramatique et ses comédies manifestent un sens aigu de la satire, comme par exemple : Le Convenienze teatrali, Le Inconvenienze teatrali [convenances et inconvenances théâtrales] ou Prosdocimo, devenant plus tard livrets d’opéras. L’une des causes d’intérêt de l’oeuvre de Sografi/Cimarosa est le différent point de vue du sujet par rapport à la source, la célèbre pièce de Pierre Corneille. Si la raison d’état domine tout sentiment chez ce dernier, ce sont au contraire les sentiments, et surtout ceux des perdants, qui intéressent Cimarosa. En cela, le compositeur napolitain rejoint l’idéal malheureux romantique qui va éclore sous peu.

Curieusement accueillie par un fiasco, qui aurait précipité le départ de Domenico, l’oeuvre triompha peu à peu et fit le tour d’Italie ; parmi ses créateurs on retrouve le « sopranista » Gerolamo Crescentini et la talentueuse Giuseppina Grassini dont le caractère hors du commun mérite une plus ample description. Précisément à l’époque de Gli Orazi, la Grassini vit tomber amoureux d’elle, un prince anglais exilé en Italie car l’absence de noblesse de son épouse déplaisait à la cour... Voulant un soir la punir de ses « intempérances » (précise R. Iovino avec prudence et ambiguïté !), le prince l’invita à une romantique promenade en barque, puis la fit... jeter à l’eau ! La conclusion mérite la citation de l’expression italienne de l’Anglais : « “Quel demonio di femmina” [ce démon de femelle], savait nager ; et le jour suivant me fit payer assez cher ma leçon de natation... ». A Londres, elle livra un duel « épique » selon Iovino, avec le soprano Elizabeth Billington, durant la représentation de Il Ratto di Proserpina de Peter von Winter. On raconte que « C’étaient des “gorgheggi perfidi e dei trilli avvelenati” [des roulades perfides et des trilles empoisonnés]. Le combat fut long, acharné, décisif... La victoire fut ouvertement déclarée en faveur de la Grassini, pour sa belle voix, mais aussi pour le style pathétique conféré au personnage. ». L’histoire de l’opéra est pimentée par ce genre de rivalités, aboutissant à des crêpages de chignon : on connaît le cas de Maria Stuarda où Donizetti sépara lui-même les cantatrices en les mortifiant !... mais un différend réglé par un duel purement artistique est chose plus intéressante et palpitante !

Bien des passages de Gli Orazi e i Curiazi ont encore de quoi nous surprendre aujourd’hui, par leur force dramatique et un pouvoir expressif que l’on n’attend pas forcément d’une oeuvre du XVIIIème siècle... D’ailleurs, rançon du succès, une parodie en naquit, due à la plume du compositeur Francesco Gnecco (1769-1810?/11?) et intitulée : La Prima Prova dell’opera Gli Orazi e i Curiazi [la première répétition de l’opéra Les Horaces...] (Venise, 1803). Plus tard renommée La Prova di un’opera seria , cette parodie fut le dernier opéra interprété sur scène, par la cantatrice Leyla Gencer, en 1983.

Sur la route du retour, Domenico s’arrête à Rome, le temps de créer un opéra sérieux au Teatro Argentina, Achille all’assedio di Troia [Achille au siège de Troie] et une oeuvre bouffe au Teatro Valle : L’Imprudente fortunato [l’imprudent chanceux]. Il retrouve Naples au moment où la ville s’apprête à fêter le mariage du prince héritier Francesco avec l’archiduchesse Maria Clementina. On restaure le Teatro San Carlo et on utilise au maximum les possibilité de sa vaste scène pour les somptueux décors de l’ Artemisia regina di Caria [Artémis, reine de Carie], créé le 12 juillet 1797... sans succès ! Les biographes de Cimarosa tombent d’accord pour déclarer l’oeuvre de peu d’intérêt, mais un avis ne peut être négligé... celui de l’auteur lui-même, répondant à un interlocuteur anonyme lui demandant laquelle de ses oeuvres il préférait : « je te dirai, en toute confidence, bien entendu, que bien qu’on loue généralement ma composition intitulée Il Matrimonio segreto..., à mon avis, je crois que le plus passable de mes fruits soit l’Artemisia... ».

Cet avis sème la perplexité chez les biographes dont l’un deux va même chercher l’excuse de la créatrice, la fameuse Giuseppina Grassini, dont Domenico aurait peut-ête été amoureux ?... Une reprise moderne de l’oeuvre pourrait peut-être éclairer ce mystère ?...

En 1798, le Teatro dei Fiorentini donne L’Apprensivo raggirato [l’anxieux embobiné] de Giuseppe Maria Deodati et l’on trouve également dans les listes « cimarosiennes » Il Secreto, farce créée au Teatro Carignano de Turin. On rapporte qu’une grave maladie faillit coûter la vie à Domenico, l’obligeant à quitter sa maison dans le centre de Naples pour s’établir sur les hauteurs reposantes. Une longue convalescence lui fut nécessaire pour aboutir à la guérison mais il demeura affaibli et fragile sur le plan nerveux. D’autre part, la période troublée qui allait suivre n’allait pas ménager le malheureux compositeur.