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Cirques de luxe ou écoles de l’esprit ?

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Edito
3 février 2016

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Anna Netrebko est au sommet de sa carrière. Elle est demandée partout, acclamée partout. C’est formidable. Vive elle. Sans vouloir jouer les rabat-joie, il me semble cependant que ce succès est typique des contradictions qui aujourd’hui traversent et fragilisent le monde de l’art lyrique.

En fait, le phénoménal succès d’Anna Netrebko est dû à la conjonction chez elle des deux qualités sans lesquelles il n’est pas aujourd’hui de grande carrière internationale : le glamour et la puissance.

Le glamour lyrique

Le glamour, ce n’est pas seulement le culte de la belle apparence – qui a toujours été importante dans les arts du spectacle. Le glamour, c’est la mise en scène de cette belle apparence et son exploitation maximum, jusqu’à faire oublier qu’accessoirement la personne dont on met en valeur les atours physiques vaut aussi – voire surtout – par d’autres talents. C’est la première règle du marketing : soigner l’emballage.

Anna Netrebko est passée de la fraîche beauté de ses jeunes années à l’irrésistible sex-appeal de ses Traviata salzbourgeoises avant d’affirmer aujourd’hui une féminité rayonnante et assurée. Elle accompagne cette évolution d’un marketing soigneux, gradué. Elle est définitivement glamour. Comme est glamour Kaufmann. Comme avant eux furent glamour Kiri Te Kanawa ou Renée Fleming. Tout le monde aime que les divas soient glamour. Le problème commence lorsque le glamour devient une condition première. Il suffit d’être attentif aux jeunes chanteuses et chanteurs en début de carrière pour mesurer le soin qu’ils apportent à une apparence athlétique ou bien à la séduction de la vêture. Les Barihunks le disputent aux blondes venues du froid. La nudité qu’on montrait avec des danseurs et doublures s’impose désormais aux artistes lyriques eux-mêmes, qui s’y préparent à coup de séances de fitness. Le glamour n’est jamais loin de la provocation hormonale.

Et pour quelques décibels de plus

La puissance, elle, est devenue l’eldorado de toute technique vocale. Les concours regorgent de lauréats dont la principale qualité est d’avoir une voix tonitruante – et ça marche ! Bientôt les jurys de concours seront remplacés par des sonomètres. La profusion de décibels dont est capable une Netrebko fait partie intégrante de son succès. Comme elle a fait partie du succès de Terfel, qui y a laissé son timbre. Comme elle a été l’obsession de chanteurs qui y ont laissé leur peau. Le phénomène s’amplifie sensiblement. Ce n’est pas seulement la taille des salles ou le volume des orchestres seulement qui sont en cause désormais. C’est l’appétit du public. C’est le goût de l’époque. Il suffit de constater le succès régulièrement réservés aux chanteurs les plus sonores par les publics d’opéra, sans que soit toujours prise en compte la qualité artistique.

Je ne parlerais pas de ces sujets si les chanteurs n’en parlaient pas eux-mêmes. Ils sont les premiers à savoir pertinemment ce qui fabrique le succès des stars du jour. Ils mesurent à cette aune ce qui les sépare de la consécration ou simplement de la reconnaissance. Ils sont conscients que le glamour et la puissance sont les passeports vers la gloire. Ils savent aussi qu’il n’y a guère de place pour autre chose et que toute tentative de jouer sur d’autres atouts risque de les marginaliser. Lorsqu’on entre dans l’arène, on ne combat pas avec un cure-dent.

L’art de mûrir

C’est là que le succès de Netrebko est ambigu. Car s’il est quelque chose qui lui a permis de parvenir où elle est, c’est bien une maturation patiemment gérée et les conseils d’un entourage attentif, où s’est en particulier exercée la tutelle bienveillante de Valery Gergiev. Elle a consenti au début de sa carrière des sacrifices qu’aucune apprentie-chanteuse ne voudrait aujourd’hui accepter ; elle l’a fait parce que c’était le prix à payer pour apprendre le métier, puis intégrer le « team » Gergiev – cette troupe dans laquelle il puise pour mener à bien ses projets d’ogre. Bien lui en a pris, tant sa carrière fut jalonnée, intelligente, audacieuse mais prudente. Techniquement, elle a maintenu continuellement un travail vocal extrêmement précis qui lui a permis de faire grandir sa voix sans à-coups ni ruptures. Gergiev lui a offert de quoi tester tel ou tel rôle, parfois le temps simplement d’un récital.

Qui est le Gergiev des jeunes artistes qui aujourd’hui rêvent de la carrière d’une Netrebko ? La cruelle vérité est qu’on leur propose un exemple une artiste dont les secrets de fabrication n’ont rien à voir avec la façon de fonctionner du circuit lyrique aujourd’hui. Les chanteurs  ne sont pris en mains par personne. Très peu de chefs et aucun agent ni directeur de casting ne se préoccupent de savoir où sera tel artiste dans dix ans. Qu’ils se débrouillent. De toute façon, l’offre de chair fraîche est si pléthorique que le devenir individuel de chaque artiste importe peu. Que ceux qui veulent survivre s’accrochent et comprennent que puissance et glamour sont les deux mamelles de leur gloire espérée. Ainsi on propose en exemple aux jeunes artistes une Netrebko, alors qu’elle a su se préserver précisément de la pression malsaine qui s’exerce sur la plus grande partie de ses jeunes collègues.

La trop dure loi du sport

Le circuit lyrique tel qu’il est aujourd’hui n’a sans doute jamais été aussi compétitif et impitoyable pour les chanteurs, parce que les critères du succès ont rarement été aussi simplistes et mécaniques. Même les plus grands savent qu’ils marchent sur la corde raide et qu’on ne leur fera aucun cadeau. Les plus jeunes sont prêts à se dévorer entre eux.

Ce n’est pas de psychologie ni d’esthétique ici qu’il s’agit, mais réellement d’un problème professionnel : comment faire pour que les chanteurs ne soient plus condamnés à être la chair à canon du circuit lyrique ? Comment faire comprendre aux directeurs de théâtre, directeurs de casting, metteurs en scène, etc. qu’ils usent et abusent de la matière première qui pourtant est la condition de leur propre réussite ? Le cynisme en la matière a désormais franchi toutes les bornes, et c’est très préoccupant pour tous ceux qui sont en carrière ou qui s’y destinent.

Mais c’est préoccupant aussi pour nous, public. Car cette cruauté du circuit lyrique est aussi le fruit de son assèchement artistique. Si la course au glamour et à la puissance bat son plein, c’est parce que l’offre lyrique s’est réduite. Même le baroque est largement rentré dans le rang. A votre énième Tosca, vous aurez envie d’un Scarpia qui chante encore plus fort, d’un ténor qui tient son Si encore plus longtemps, d’une Tosca avec des seins encore plus volumineux. A votre énième Don Giovanni, vous voudrez qu’on vous épate, qu’on vous impressionne, qu’on vous en mette plein la vue et les oreilles. C’est normal, c’est humain. L’art n’en sort pas vainqueur. Sortir des sentiers battus n’est pas seulement un snobisme d’esthète, c’est le moyen de renouer avec certains fondamentaux que le rabâchage sempiternel du répertoire érode et efface. La vitalité des maisons d’opéra n’est souvent que le nom poli qu’on donne à leur frénétique recherche de sensationnel.

Cela repose donc la place de la création dans l’univers lyrique, cela remet en cause le noyau dur d’un répertoire devenu l’assurance-vie de directeurs paresseux ou ignorants, cela interroge le rang que tiennent les maisons d’opéra dans notre paysage culturel – cirques de luxe ou écoles de l’esprit ? 

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