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Pour un monde d’humilité où Angela Gheorghiu valserait avec Romeo Castellucci

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Edito
16 juillet 2022
Pour un monde d’humilité où Angela Gheorghiu valserait avec Romeo Castellucci

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Régulièrement, les chanteurs expriment leurs doutes sur les mises en scène qu’il leur est proposé de suivre et d’interpréter. Ils le font, dans l’écrasante majorité des cas, en privé. Car faire savoir son désaccord avec les options les plus audacieuses de mise en scène comporte le double risque, pour eux, de passer pour des ringards et, surtout, pour des mauvais coucheurs qu’il ne serait plus souhaitable d’inviter, tant les théâtres goûtent peu le scandale. 

Récemment encore, une passe d’armes a opposé le couple Alagna à la direction du Liceu après que les deux chanteurs eurent contesté la qualité du travail de Rafael R. Villalobos offrant une vision « pasolinienne » de Tosca. Une polémique s’ensuivit dont on ne sait trop où elle a mené, sinon à la confusion. Voici quelques jours, c’est Angela Gheorghiu qui a fait savoir sa désapprobation de la mise en scène de Faust à l’Opéra de Paris par Tobias Kratzer, enjoignant même au sponsor Rolex de mieux choisir les productions qu’il soutient. Tant d’autres réactions de même nature ont émaillé les dernières années à propos de mises en scène issues du Regietheater qu’il serait fastidieux d’en dresser la liste. 

Ces derniers épisodes sont l’occasion de se demander pourquoi ce divorce est si persistant, et pourquoi les chanteurs se trouvent souvent embarrassés par des mises en scène provocatrices ou radicales. 

Une part de la réponse tient sans doute à la fabrique même de l’art du chant. Car s’il est un art de tradition, c’est bien celui-là. La formation du chanteur tient en un mot : respect. Dès le début, on apprend aux jeunes chanteurs à respecter avec la plus grande acribie la partition dans ses moindres recoins, dans toutes ses dynamiques, le texte dans ses moindres accents et intentions, avec même un scrupule linguistique désormais intransigeant. On leur apprend à écouter la moindre couleur de l’orchestre et à suivre les impulsions du chef avec une discipline parfaite. On leur apprend même à comprendrece qui se trame dans le secret d’une partition, sources à l’appui (documents, témoignages, lettres). Mieux encore, on leur apprend avec une rigueur assez récente à se conformer scrupuleusement aux exigences du style : Rameau ne se chante pas comme Mozart, ni Schubert comme Fauré, ni Verdi comme Puccini. Ce n’est pas seulement une question de capacités physiques, mais de style, c’est-à-dire de phrasé, de souffle, d’articulation, de scansion. Les voici priés d’entrer dans un univers de codes, de règles parfois non-écrites, dans la différence parfois subtile des rhétoriques et de la facture musicale. Demain, le même baryton sera l’Ulysse de Monteverdi ou le Marcello de la Bohème et l’on entendra deux vocalités différentes dans la même gorge, car c’est à cela aujourd’hui que sont préparés nos chanteurs et chanteuses. 

Alors oui, quand ils rencontrent des metteurs en scène qui semblent ne guère se soucier de ces tenants et aboutissants qu’ils ont mis tant d’énergie à apprendre, qui semblent même parfois n’en pas connaître l’existence, ou s’en ficher comme d’une guigne, le choc thermique est violent, et pourtant : il faut obéir. 

C’est pourtant dans la réconciliation de la vision d’un metteur en scène et de la discipline sans pareille des chanteurs que réside le secret des spectacles miraculeux. C’est quand le metteur en scène, possédant ce qu’on appelle usuellement une « vision personnelle », fonde celle-ci non sur l’arbitraire d’une déconstruction brutale, mais sur un fond culturel, sur des références, sur une réflexion donnant à l’ensemble une cohérence inaperçue, trouvant dans le maquis de l’œuvre des fils à dérouler qu’on ne trouve que dans l’intelligence et dans la sensibilité, et non dans les anciens manuels. C’est alors quand les artistes lyriques reconnaissent la force de ces conceptions, se laissent embarquer, jouent le jeu, savent qu’ils vont plus loin grâce à cela qu’ils ne seraient jamais allés seuls sur la base de leur savoir, et mettent tout ce qu’ils savent au service de la conception qui leur est proposée. De Brook à Sellars, de Castellucci à Bondy, de Strehler à Py, de Chéreau à Guth, quand une herméneutique est associée à l’art de l’exécution, chacun à leur plus haut degré, il se produit une symbiose qui est l’essence même de l’opéra. 

Trop souvent pourtant, les metteurs en scène font semblant de procéder à cette lecture personnelle, mais leurs clefs vermoulues tournent dans des serrures rouillées. Les chanteurs, alors, ont le sentiment légitime de savoir mieux, de comprendre mieux. Le courant ne peut pas passer dans ces conditions, le spectacle sera au mieux satisfaisant, au pire raté. Souvent, il est sauvé par des chanteurs qui, reprenant une part de leur autonomie, font de leur mieux pour honorer la musique. Que de fois on a souffert avec eux de ce tourbillon de n’importe quoi dans lequel ils essayaient de faire surnager l’œuvre. Que de gratitude on a alors ressentie à leur égard. 

Dans un métier devenu incroyablement exigeant voire éprouvant, et tellement incertain, les chanteurs peuvent légitimement se sentir atteints par des mises en scène qui, sous prétexte d’audace, violent tous les principes qui ont forgé leur discipline vocale et artistique. Faut-il pour autant considérer que le chanteur détient une vérité, voire une supériorité, que le metteur en scène, souvent non-musicien, ignore ? Faut-il au fond se passer de metteurs en scène puisque les chanteurs souvent savent mieux ? 

Je crois au contraire qu’il serait erroné de confondre les rôles. Le chanteur peut avoir ses goûts et ses dégoûts, il peut refuser de se prêter à des exercices de mise en scène dont il estime qu’ils le mettent en péril, mais fondamentalement, l’opéra est un art qui doit rester collectif et le metteur en scène fait partie de ce collectif autant que l’artiste lyrique, qui après tout peut aussi se montrer défaillant vocalement ou dramatiquement. Le sens de ce collectif est de hisser tout le monde vers le plus haut niveau d’intelligence dans l’interprétation, et je ne connais personne, chanteur ou metteur en scène, qui au moins ne prétende pas à cette excellence et se pointe les mains dans les poches à une production. L’excellence est une voie étroite, un fil de funambule. L’erreur y est courante, la méforme possible, le défaut d’inspiration souvent patent. Et pourtant, seule cette ambition collective fait vivre l’opéra, pour autant que chacun joue pleinement sa partie. 

Cet état de fait suppose chez ceux qui participent à la création d’un spectacle d’opéra une immense humilité, dont tous ne sont pas toujours capables, hélas. Par rebond, elle suppose chez le spectateur un effort de compréhension esthétique et une ouverture d’esprit qui sont le moindre des dons que l’on peut faire à la fragile volonté d’excellence manifestée par les artistes. Ce que l’on doit au fond détester ou même critiquer violemment, qu’on soit artiste ou simple spectateur, c’est moins telle ou telle conception, que la paresse, la malhonnêteté intellectuelle et la désinvolture. 
 

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