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Tu seras gladiateur, mon fils

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Edito
7 mars 2016

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Dirigeant de l’éminent label Malibran, Carlo Ciabrini a récemment mis en ligne une pétition réclamant que soient institués en France des quotas pour les chanteurs français, au moins dans les seconds rôles. La pétition a rassemblé à ce jour près de 500 signatures. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette initiative met les pieds dans le plat. Car il règne autour de ce sujet une gêne profonde voire une épaisse omerta.

Certes, disons-le d’emblée, on ne voit pas du tout comment de tels quotas pourraient être érigés, tant le principe même est contraire à toutes sortes de lois, normes, règles, dont le but unique est précisément d’ouvrir à tous vents ce qui peut l’être. Les chanteurs d’opéra ne sauraient ainsi déroger au sort du commun des mortels : on n’imagine pas qu’une préférence nationale ou des quotas soient institués dans les banques, les compagnies pétrolières ou les travaux publics. C’est en tout cas illégal. Pour ne rien arranger, l’idée même de préférence nationale est depuis longtemps prônée par un parti politique dont les thèses sont presque mécaniquement exclues du débat public.

Si l’articulation juridique ne va pas de soi, on peut faire confiance à un observateur aussi avisé des scènes nationales et de leur évolution historique pour ne pas avoir hasardé son propos. Ainsi, il semble clair que les scènes lyriques s’ingénient à engager des chanteurs étrangers jusque dans des œuvres françaises, laissant sur le carreau de jeunes chanteurs français. Il y a plus : ce n’est pas pour la supériorité de leur talent qu’on embauche ces chanteurs étrangers, mais souvent parce qu’ils coûtent moins cher ou encore parce qu’ils sont protégés par des agents artistiques qui, fournissant les protagonistes, ont a cœur de fournir aussi les seconds rôles. Ainsi, nous ne sommes pas face à un sujet strictement professionnel et artistique, mais bien face à un problème économique.

C’est même un sujet fiscal. Car les scènes lyriques sont subventionnées par un afflux d’argent public cependant que la formation des jeunes chanteurs français dans les écoles et conservatoires est également financée par de l’argent public. Autrement dit, le contribuable français paie d’un côté pour former des chanteurs, de l’autre pour qu’ils soient peu ou pas employés par les scènes qu’il finance. Il y a là une inévitable gêne.

C’est tout cela que la pétition de Carlo Ciabrini essaie d’exprimer. Les arguments contraires sont légion. On peut rétorquer que la subvention publique permet de faire vivre des théâtres et non d’orienter leur politique de recrutement, qui est à l’appréciation des dirigeants. Rétorquer aussi que la formation suivie en France n’ouvre pas de droit automatique à un emploi en France, qu’on soit chanteur lyrique ou ingénieur agronome. Ajouter également que bien des chanteurs français doivent à leur talent d’émerger malgré ces vents apparemment contraires, et même que nous sommes face à une floraison admirable de jeunes talents. Enfin, il est permis de penser que l’émulation est la plus saine des choses dans l’univers artistique, tant fut nuisible la routine des troupes de province. Tout cela doit être dit et entendu.

Il n’en reste pas moins que les jeunes chanteurs français affrontent indéniablement un paradoxe : souvent formés avec exigence, ils sont jetés dans le grand bain à peine achevé leur dernier cours de chant. Et l’eau est glacée. La France semble ne pas vouloir comprendre qu’une carrière de chanteur ne commence pas à l’issue du conservatoire. La formation véritable commence lorsque l’école est finie. C’est alors une période aléatoire et aventureuse de cinq années qui s’ouvre pendant laquelle la détermination, la débrouille, la chance, un travail acharné vont se combiner et permettre l’envol, ou conspirer au crash de toutes les espérances. Il n’est pas conséquent que la nation finance les études de base sans se soucier de ces cinq années : elle joue son argent – si rare et si précieux – au grand casino du circuit lyrique. C’est absurde. La question est alors moins celle de quotas que de parcours professionnels permettant de sécuriser un minimum le début de carrière. Les Asiatiques bénéficient ainsi souvent de conditions favorables pour préparer et passer tous les concours de chant qu’a inventé l’imagination délirante des associations lyriques. Les Allemands et les Suisses ont encore des studios actifs permettant à leurs jeunes artistes de se faire les dents en conditions réelles. Les Russes en tiennent encore pour la troupe : Valery Gergiev a fondé une grande part de son aura sur la construction patiente et renouvelée d’une troupe de choc qui compta dans ses rangs ce que le chant russe a produit de plus beau.

Ce ne sont ni un nationalisme obtus ni un protectionnisme fétide qui ont  présidé à la naissance de ces systèmes. C’est un pur et simple pragmatisme. De même que sont pragmatiques les théâtres qui font le choix de chanteurs étrangers moins chers, plus flexibles, etc. C’est donc une solution pragmatique qu’il faut apporter à la situation des jeunes chanteurs français en début de carrière. Il s’agit en somme de trouver une forme de contrat qui réserve aux chanteurs formés en France (même s’ils ne sont pas Français par le passeport) des emplois dans les théâtres français : contrats de résidence (cela s’est vu), contrats d’apprentissage, contrat de formation continue, etc. Les juristes ne manquent jamais d’imagination pour inventer des dispositifs permettant d’atteindre des objectifs économiques tout en mettant de son côté l’appareil normatif. Après tout, si la préférence nationale est un concept honni, elle prévaut dans la fonction publique pour les emplois dits « régaliens ». Comme quoi, quand on veut…

L’autre solution est de ne rien changer au système et de maintenir le principe drastiquement malthusien qui prévaut sur le circuit lyrique. Car, après tout, la vérité du monde lyrique, on ne le dira jamais assez, est cruelle. La compétition y est la règle. Le talent ne suffit pas. La santé, la chance, le cuir épais importent tout autant. Chanteur lyrique n’est pas un métier, c’est une vocation, certains disent : un sacerdoce. C’est cela qu’il faudrait répéter à l’envi aux impétrants. C’est un métier où il faut savoir non pas vivre, mais survivre. L’exemple absolu du chanteur lyrique d’aujourd’hui n’est pas le bon vieux troupier des années 50. C’est un Alagna relevant au pied levé un rôle nouveau et écrasant dans un théâtre immense – Des Grieux de Manon Lescaut au Met – pour à la fin recueillir triomphant les vivats d’une salle debout et extatique. Tu seras gladiateur, mon fils.  

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