Camille De Rijck

C'est à l'occasion des premières de Reigen et, plus récemment, de Wintermärchen que Philippe Boesmans (64 ans) a réellement été projeté sur le devant de la scène. Profitant de ces deux créations, une certaine presse s'est chargée de fabriquer pour le front du compositeur belge une couronne de lauriers et de papiers dithyrambiques tandis qu’une autre presse lui dessinait avec méticulosité une étroite couronne d’épines. Voilà comment un simple fonctionnaire endosse la tunique d'un des compositeurs les plus controversés de la fin du XXe siècle. Analyse de cette curiosité.

Vers la fin des années 80, Gérard Mortier, alors directeur de la Monnaie, commande un opéra au metteur en scène Luc Bondy et au compositeur Philippe Boesmans. Après quelques jours de sévères négociations les deux hommes s'accordent sur le thème de la Ronde de Schnitzler (sujet déjà traité dans d’autres disciplines, notamment au cinéma par Max Ophuls.) Il faudra à Boesmans trois années pour terminer la partition. Le 2 mars 1993, l’œuvre est créée à la Monnaie de Bruxelles. Si quelques critiques fusent à propos du livret, la presse est folle de la partition. Anne Ray (sans doute transportée par un accès d'enthousiasme formidable) va même jusqu'à titrer en première page du Monde: « L'opéra le plus réussi de ces 75 dernières années. » Rien que ça, oui ! Et si vous voulez vous amuser, faites comme moi: 1993 - 75 = 1918 et adieu Britten, Chostakovitch et Alban Berg !

En 1997, c'est Bernard Foccroulle qui remet Philippe Boesmans au travail, toujours avec Luc Bondy. Ils accordent cette fois leurs faveurs au Conte d'hiver de William Shakespeare. Fonctionnant apparemment par cycle de trois ans, la première est fixée en décembre 2000 où l'équipe entière obtient une ovation. Aux petits lendemains la critique se divise ; tandis que la presse germanique se plaint de la superficialité du traitement, la presse latine s'émerveille de tant de maîtrise. L'enthousiasme le plus fou se dispute aux remontrances doctorales.

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Tout de suite il s’est affirmé du côté néerlandophone un dédain prodigieux à l’égard de Wintermärchen. Dès le lendemain de la première, Stéphane Moens écrit dans les colonnes du quotidien De Morgen cette critique d’une méchanceté prodigieuse : « Boesmans, naguère moderniste convaincu, a découvert les charmes à la mode de la fin du XIXe siècle, et vide la coupe de champagne (dans laquelle il s'était jusqu'ici contenté de tremper les lèvres.) Pour faire contrepoids, l'acte trois se veut une mise en en valeur de la vraie musique contemporaine et donne une session cultivée d'arrière-salle avec Aka Moon ; vingt minutes de pseudo marivaudage, une prétendue culture des jeunes, de nobles hurlements (comme de loups) improvisés au saxophone et la voix haletante, tout aussi noble, de Kris Dane [...] Une œuvre d'art peut trouver son inspiration dans des œuvres antérieures, mais non sa justification. Elle ne trouvera sa justification qu'en elle-même, et ne la trouvera jamais si l'artiste est épris de son intelligence ou simplement de lui-même. Dans Wintermärchen, à aucun moment vous n'avez l'impression que cette pièce est nécessitée par autre chose qu'un marivaudage kitsch avec le passé et avec le bagage culturel du compositeur. Il en résulte un divertissement de Noël pour prétendus intellectuels, mais non l’œuvre honorable que nous pouvions attendre de Boesmans. » Erna Metdepenninghen, quant à elle, déclare dans les colonnes du Standaard « "Musik : Erwecke sie !" ("Musique : réveille-la !") – dit Paulina lorsqu’elle veut faire revenir à la vie la statue d’Hermione. La musique de Philippe Boesmans aurait dû faire de même avec le texte de Luc Bondy, mais elle n’y est pas toujours parvenu. »

Côté germanique et anglo-saxon on reste donc très froid, chose surprenante quand on sait que c’est une firme allemande (en l’occurrence DGG) qui éditera Wintermärchen en CD et que c’est l’Allemagne qui connaîtra la première « nouvelle production » de l’œuvre (à Braunschweig, précisément.) La presse, quant à elle, montre donc les dents et celles-ci sont particulièrement féroces et affûtées.

Dans la presse francophone belge, on mesure sa joie sans pour autant la bouder. Ainsi Nicolas Blanmont s’interroge-t-il dans La libre Belgique : « Wintermärchen figurera-t-il dans les dictionnaires musicaux des siècles à venir ? Le pari est toujours aléatoire mais l’œuvre ne manque pas d’atouts. Un livret d’abord, qui réussit à la fois à respecter l’esprit de l’œuvre de Shakespeare, à en restituer parfois la lettre et à offrir une structure compacte (deux heures à peine) d’une grande efficacité dramatique. Une partition ensuite, qui au-delà du jeu des citations et du mélange des genres (option qui est assurément dans l’air du temps mais qui pourrait aussi dater trop nettement l’œuvre, voire la démoder) séduit par sa capacité à développer une orchestration foisonnante tout en laissant le premier rôle aux voix. » De son côté, Serge Martin, dans Le Soir, ne cache pas son enthousiasme : « Avec ce Wintermärchen, [Boesmans] signe le chef-d’œuvre du maître et ouvre au nouveau millénaire les portes d’un héritage musical digéré et assumé. »

Mais les plus heureux, ceux qui n’hésitent pas à crier leur bonheur à grands coups de déclarations fracassantes, ce sont les Français. À nouveau, on nous offre quelques remarques définitives. Ainsi, Éric Dahan écrit-il dans Libération : « On a dit de La Ronde de Philippe Boesmans que c’était peut-être l’un des trois opéras (avec Saint François d’Assise de Messiaen et Le Grand Macabre de Ligeti) qui resterait de ces trente dernières années. C’était compter sans ce Conte d’hiver, qui révèle en Boesmans l’égal, en termes de maîtrise et de grâce d’écriture, d’un Berg ou d’un Janacek. » Quant à Jacques Doucelin, il affirme dans Le Figaro : « Dernier opéra du XXe siècle, Conte d’hiver confirme la première place occupée à soixante-trois ans par Boesmans parmi les actuels créateurs lyriques européens. » Enfin, dans Le Monde,  Renaud Machart écrit : « C’est si rare qu’il faut le dire d’emblée : On se sent dans Wintermärchen, le nouvel opéra de Philippe Boesmans (né en 1936), comme « au chaud » d’un ouvrage patiné par le temps, connu d’interprètes qui l’auraient souvent joué, souvent chanté, avec cette aisance, ce délié, cette souplesse aux entournures qu’on reconnaît aux vêtements souvent portés : deux heures trente et quelques de musique qui passent comme dans un songe, quatre actes savamment et subtilement adaptés du Conte d’hiver de Shakespeare, une distribution de première classe, un spectacle d’une beauté visuelle et d’un engagement dramatique éblouissants. La composition, dans Wintermärchen, s’illustre dans l’étymologie même du terme : « mettre ensemble ». La manière dont Boesmans pratique le « collage » d’ « objets trouvés » sonores, dans son troisième opéra, tient du miracle. Car il faut bien parler de génie à propos de cette capacité à « mettre ensemble » les références, les citations, les « figures obligées », à les intégrer avec un naturel parfait au tissage polyphonique ultra-sophistiqué de cette partition. »

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Que retenir de cette revue de presse ? Sans doute que le métier de critique n’est pas à la portée de tous… Quel surhomme faut-il être en effet pour condamner une œuvre en des termes définitifs, dès le lendemain de sa création et après ne l’avoir entendue qu’une seule fois ! À mon sens, la critique a perdu l’habitude des créations musicales et juge ces évènements comme elle jugerait la performance d’un chanteur, d’un orchestre ou d’un metteur en scène. Trois années de travail et des mois de répétition, cet enjeu écrasant qu’est la création d’une œuvre, ne peuvent en aucun cas dépendre de la bonne humeur de quelques personnes qui se rendent au spectacle – comme tout le monde - avec leurs soucis et leurs tracas d’êtres humains...

Camille De Rijck