C O N C E R T S
 
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FLORENCE
24/09/2004
La Khovantchina

Opéra en cinq actes de Modeste Moussorgski

Représenté dans la version orchestrée
par Dimitri Chostakovitch de 1959

Ivan Khovanski : Vladimir Ognovenko
Andreï Khovanski : Clifton Forbis
Vassili Golitsine : Robert Brubaker
Chaklovity : Valery Alexeiev
Dossifeï : Roberto Scandiuzzi
Marfa : Elena Zaremba
Susanna : Irena Mikleviciute
Le scribe : Konstantin Pluzhnikov
Emma : Marina Fratarcangeli
Varsonoviev : Maurizio Lo Piccolo
Kuzka : Max-René Cosotti
Strechniev : Sergio Spina Lezaeta
Un confident : Hiroki Watanabe
Premier streletz : Massimo Naccarato
Second streletz : Salvatore Massei 

Orchestre, choeurs et corps de ballet Maggio Danza du Maggio Musicale Fiorentino
Choeur de voix blanches de l'Ecole de Musique de Fiesole

Direction musicale : James Conlon

Mise en scène : Andrei Serban
Décors et costumes : Richard Hudson
Chorégraphie : Laurence Fanon
Lumières : Yves Bernard
Maître du choeur : Jose Luis Basso
Maître du choeur des voix blanches : Joan Yakkey 

Directeur de scène : Massimo Teoldi
 

Coproduction Opéra National de Paris
Teatro Comunale di Firenze

Représentation du 24 septembre 2004

Autres représentations :
le 29 septembre et le 1er octobre à 20h30
le 3 octobre à 15h30

 



Trente ans après la dernière production de Khovantchina au Comunale, la direction du théâtre qu'il convient désormais d'appeler "Del maggio Musicale" propose le dernier opéra de Moussorgski dans la version déjà réalisée à Paris en 2001.

L'actualité internationale donne malheureusement un relief particulier à ces représentations. Moussorgski avait voulu écrire un opéra qui reflétât ses conceptions de musicien et de citoyen, s'éloignant encore plus que Boris des formes musicales et des harmonies de l'opéra européen et faisant du peuple russe, éternel souffre-douleur des rivalités, de l'égoïsme et du mépris des puissants, le véritable héros de son oeuvre.
Mais dans la Russie des années 1870, toute vérité n'était pas bonne à dire ; d'où le recours à l'histoire, pour que le passé éclaire le présent. La khovantchina expose l'échec d'un complot contre le pouvoir impérial, accusé par le boyard Ivan Khovanski et le moine Dossifeï de détruire les institutions traditionnelles sous l'influence d'agents de l'étranger et de ainsi de trahir les valeurs éternelles de la Russie : le pouvoir réservé de droit aux nobles et la liturgie orthodoxe des Vrais Croyants. A eux se joint un homme qui craint d'être tombé en disgrâce bien qu'il approuve les réformes, l'ambitieux Golitsine.

On le voit, à aucun moment, ces personnages ne se demandent ce qui serait bon pour le peuple russe. Soit parce qu'ils le considèrent comme une masse informe ayant pour destin de les servir aveuglément et dont les vies individuelles n'ont aucune importance - les Khovanski père et fils et Golitsine - soit parce qu'ils savent ce qui est bon pour lui et qu'il n'a donc qu'à leur obéir - Dossifeï.

Délivrés d'eux par leur défaite - Khovanski est assassiné, Golitsine exilé et Dossifeï se suicide - le peuple sera-t-il plus heureux ? Chaklovity, l'agent déclencheur de la répression contre les comploteurs, semble attendre la solution d'un homme providentiel que le Ciel enverrait, ce qui semble dire qu'il n'est pas encore là et qu'il ne peut s'agir du tsar Pierre...

Moussorgski n'apporte pas de réponse, ce n'est pas le propos de son opéra. Il se borne, si l'on peut dire, à montrer ce peuple tel qu'il est à travers ses représentants : capable de la pire cruauté (les streltsy) et de profonde compassion (le choeur qui commente le départ en exil de Golitsine), enjoué et matérialiste (l'ivresse des soldats) et profondément mystique (les Vieux Croyants), mais toujours réduit par ceux qui pourraient l'aider au rôle de témoin passif, condamné à regarder l'Histoire se faire, à en subir les terribles conséquences et/ ou à disparaître.

Les individualités qui l'incarnent n'échappent pas à ce tableau pessimiste. Les serviteurs sont voués à recevoir des avanies, tel l'envoyé de Solitsine qui doit être étrillé sur ordre de Khovanski père. Les fonctionnaires ne sont pas à l'abri des exactions, témoin le scribe qui craint d'être tué par les streltsy. Marfa a été abandonnée par le fils Khovanski malgré les serments qu'il lui avait faits ; toujours amoureuse de lui, elle parvient mal à sublimer cet attachement incompatible avec le service de Dieu auquel elle veut se vouer. Susanna incarne la bigote refoulée dont les frustrations explosent dans un délire menaçant.

C'est en fonction de ce pessimisme que James Conlon a choisi, comme Valery Gergiev et Claudio Abbado avant lui, de remplacer le choeur final de la version Chostakovitch par celui de la version de Stravinsky, plus en accord avec ce climat. Du prélude jusqu'au terrible grondement final, l'ex-chef permanent de l'Opéra de Paris a conduit de main de maître un orchestre tout entier acquis à sa cause. Donnant le meilleur d'eux-mêmes, les musiciens (bois, cuivres, percussions), ont su trouver les couleurs variées, la suavité, la rudesse, la violence, les stridences, la légèreté, la souplesse, l'extatique requises par les différentes scènes. Chacune aurait pu s'écouter les yeux clos tant l'exécution musicale adhérait à la situation.

Peut-on en dire autant de l'aspect théâtral ? Le souci de ne pas reproduire les imageries de carton-pâte a du bon, mais le décor du premier acte, s'il est impressionnant, ne rend pas toujours l'action très claire. Les corps étendus devant les murailles du Kremlin dont les bulbes dorés dépassent le haut des remparts disent bien la misère du peuple, mais pourquoi le veilleur n'est-il pas endormi ? Ce manquement à la discipline indique pourtant dès le début que la Russie connaît une crise de l'autorité, ce qui sera explicité par le scribe.

La scène au cours de laquelle Andrei Khovanski "courtise" Emma à sa manière de prédateur manquait de force ; ce jeune coq n'est pas habitué aux refus et il ne les supporte pas : sa violence doit, très vite, devenir manifeste. Emma est une luthérienne dont le père a été tué et le fiancé exilé ; est-il bien pertinent de la décolleter joliment ? La libido des Khovanski s'éveille-t-elle seulement si les épaules sont découvertes ?

A l'acte II, les conjurés se rencontrent chez Golitsine. Le décor est constitué d'un mur immense, d'un jardin au milieu du plateau, dont la découpe irrégulière représente, suppose-t-on, l'âme de Golitsine, divisée entre le réformisme éclairé et les superstitions ataviques. Ce symbolisme primaire semble avoir éclipsé un aspect de la rencontre entre les trois "loosers", si j'ose dire. Leur affrontement a une dimension comique pour le spectateur vigilant - tant il est clair que leur association est vouée à la déconfiture - que confirme la musique narquoise qui commente leur querelle et dont on n'a guère tiré parti.

 Au chapitre des réussites, le début de l'acte III jusqu'à l'intervention de Susanna, qu'on pourrait souhaiter plus véhémente, et la fin à partir de l'irruption du scribe, l'acte IV en entier (à l'exception du passage où Chaklovity s'assied sur la cathèdre d' Ivan Khovanski, symbolisme grossier et provocation peu pertinente ) et l'acte V jusqu'au bûcher, même si les successifs changements d'habit des Vieux Croyants, destinés à matérialiser par le passage du noir au blanc l'accession au statut de martyr, prennent dans le contexte dramatique quelque chose de vaguement frivole.

Reste à aborder le plan vocal. Comme sur le plan musical, la réussite est complète. Elena Zaremba, mezzo à la voix claire et jamais forcée, est une Marfa convaincante de bout en bout. L'Emma de Marina Fratarcangeli est plus conventionnelle ; la voix est jolie mais le désespoir du personnage n'est pas fermement marqué. Irena Milkeviciute chante Suzanna d'une voix précise et contrôlée, peut-être un peu trop pour un personnage censé s'emporter.
 Valery Alexeiev prête quant à lui son baryton à Chaklovity. Dans son rôle de délateur, il trouve les accents d'autorité nécessaires et sait, au troisième acte, rendre sensible l'émotion de ce patriote qui ressent profondément les souffrances de la Russie. Robert Brubaker est un bon acteur et parvient à traduire les interrogations de Golitsine comme ses frayeurs, d'une voix claire et bien projetée. (Ne pas le vieillir est un choix défendable, mais peu compatible avec les nombreuses actions qu'il semble avoir accomplies au service du trône).

Son compatriote Clifton Forbis, soit parce qu'il s'était échauffé, soit par souci de composer le personnage, donne d'Andreï Khovanski une image qui gagne en implication ; du fils à papa dévoyé du premier acte à l'homme seul du dernier, le personnage s'enrichit, et la voix avec lui. Dossifeï avait pris la voix sonore de Roberto Scandiuzzi. En grande forme, sans aucune faille ni impureté, le timbre se déploie magnifiquement et le guide des Vieux Croyants s'incarne avec noblesse dans la haute stature du chanteur. Vladimir Ognovenko, enfin, est un Ivan Khovanski impeccable, aussi bien par la qualité du chant que par le métier du comédien ; sa composition dans l'acte IV est un modèle, mais toutes ses autres interventions sont excellentes.

Le public de la première qui avait résisté aux quatre heures quinze de spectacle a manifesté sa satisfaction en applaudissant longuement tous les participants, des figurants aux ravissantes danseuses du ballet persan de l'acte IV, en passant par les choeurs et les seconds rôles. Parmi les solistes, les quatre derniers nommés et Elena Zaremba sont acclamés. Mais le grand triomphateur est James Conlon dont la joie fait plaisir à voir : si la salle trépigne, l'orchestre tout entier est resté dans la fosse et tous les musiciens applaudissent sans fin celui qui a été l'âme de cette grande représentation.
 
 

Maurice SALLES
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