C O N C E R T S 
 
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ERFURT
26/10/2003

(© 0péra d'Erfurt)
Giuseppe Verdi

Aïda

Mise en scène : Dieter Kaegi
Décors : Bruno Schwengl 
Éclairages : Roberto Venturi
Chef des choeurs : Andreas Ketelhut
Chorégraphie : Jean Renshaw

Le Roi : Albert Pesendorfer
Amneris : Alina Gurina
Aïda : Iveta Matyasova
Radames : Carlos Moreno
Ramphis : Andreas Mitschke
Amonasro : William A. Killmeier
Un messager : Thomas Stückemann
Une prêtresse : Anja Augustin

Choeurs des théâtres d'Erfurt,
choeurs additionnels :
Tanzcompagnie des Theaters Erfurt, 
Statisterie

Philharmonisches Orchester Erfurt
Direction : Walter E. Gugerbauer

Erfurt, le 26 Octobre 2003

 


Ouvert depuis à peine un mois, le nouveau théâtre d'Erfurt, beau bâtiment et salle confortable aux reflets pourpres, s'attaque à des ouvrages importants dans des productions nouvelles, dont une Aïda particulièrement intéressante coproduite avec l'Opéra de Monte-Carlo.

Oeuvre à trois personnages écartelée entre l'intimisme et le spectaculaire, Aïda est de plus en plus fréquemment revisitée par des metteurs en scènes plus ou moins inspirés qui essayent tout à la fois de "faire original", de gommer les côtés un peu surannés et de soutenir l'intérêt des spectateurs (1). Le travail du metteur en scène Dieter Kaegi et de son décorateur Bruno Schwengl est dans cette veine : ici, point de costumes pharaoniques (ou si peu), point de sphinx dorés, d'esclaves nubiens ni de prêtres au crâne rasé... Au contraire, toute l'action se déroule dans une Égypte européanisée des années 1920-1930. Le tarbouche remplace donc le némès, et le lamé doré le lin plissé. Radamès est habillé en explorateur, avec veste de toile et bandes molletières ; Amnéris en femme libre des années 1920, coiffée à la garçonne, portant une jupe longue à taille haute, corsage et cravate, ou une robe longue de cocktail ; "Pharaon" est un bey habillé, comme les prêtres, d'une tunique longue recouverte d'une veste occidentale ; Aïda est plus sobrement vêtue d'une robe classique plissée.

Les chanteurs, très bien dirigés, doivent donc incarner des personnages quelque peu différents de ce que la tradition nous a légué. Amnéris, comme souvent, est la mieux servie. La princesse, interprétée par une chanteuse au physique agréable, commence par déshabiller Radamès dès leur première rencontre sur scène ; il l'empêche d'aller plus avant et elle doit se contenter de lui arracher sa veste ; un peu plus loin dans l'action, la scène se déroulant dans ses appartements est transposée dans une salle de gymnastique ou tout un "escadron volant" s'entraîne à l'escrime : elle a beau jeu ensuite de menacer Aïda d'un fleuret moucheté ou de la cravache qu'elle porte sous le bras. Tout au plus pourra-t-on trouver un peu redondant la violence physique qu'elle ajoute à une violence verbale déjà fortement exprimée ; quant à son duo final, c'est la bouteille d'alcool à la main et déjà passablement éméchée qu'elle reçoit Radamès, en affichant un état d'exaspération - et d'ébriété - qui ne fait que croître jusqu'à la scène du procès. 

Le pouvoir civil est personnifié par un notable qui prépare "sa" guerre autour d'une grande table où des figurines représentent l'armée au pied des pyramides et d'un obélisque. C'est simple et efficace. Quant au "triomphe de Radamès", il se déroule lors d'une soirée mondaine bien vue, qui permet à moindre frais de résoudre l'une des difficultés (entre autres financières) des habituelles productions ; les prisonniers, une fois leur sort réglé, se voient distribuer une carte de séjour... 

Le pouvoir religieux, de son côté, est traité d'une manière plus traditionnelle mais très esthétique : un beau cercle de prêtres couchés autour d'une vasque enflammée évoque la scène du "temple de Ptah" ; quant à la scène du procès, c'est devant une vaste table chargée de dossiers qu'elle se déroule, contrairement à la tradition qui nous cache les juges.

L'acte du Nil est plus faible, car il ne s'intègre dans aucun des partis pris précédemment développés. Mais il est vrai que c'est un moment plus intimiste de duos.

Un des intérêts majeurs de la réalisation est de nous épargner des ballets qui sont de plus en plus souvent sifflés par le public d'aujourd'hui ; la musique est bien sûr conservée, mais devient le support d'actions complémentaires : dans le temple, on assiste à la simple intronisation de jeunes aspirants ; chez Amnéris, ce sont des joutes à fleuret moucheté ; seul est conservé le ballet de la scène du triomphe où une Loïe Fuller vient - entre autres - régaler les invités.


(© 0péra d'Erfurt)

Des caméras de cinéma (comme dans la Cléopâtre de Massenet à Saint-Etienne) créent une certaine distanciation, et de gros projecteurs sur pied permettent aux acteurs de participer directement à certains jeux de lumière (Radamès sous un projecteur d'interrogatoire dans la scène du procès). Et le spectacle culmine dans un tableau final plus traditionnel, mais très beau : deux murs de forme triangulaire creusés d'un sarcophage vertical se rapprochent, jusqu'à enfermer les deux amants à l'intérieur d'une pyramide qui se reconstitue sous nos yeux. L'ensemble de la production est très efficace car fort bien réalisé, avec un goût d'une grande sûreté et une parfaite adéquation à l'esprit de l'oeuvre et à sa musique : le spectacle marche, les spectateurs aussi.

Les chanteurs chargés de défendre cette belle production ne sont pas de niveau international ; mais ils jouent avec coeur et défendent merveilleusement bien le spectacle. Radamès (Carlos Moreno) aurait intérêt à revoir d'urgence sa technique vocale (et sa justesse) s'il ne veut pas y laisser sa voix ; en revanche, Amnéris (Alina Gurina) et Aïda (Iveta Matyasova) nous ont offert deux belles personnifications tant sur les plan du jeu et de l'art vocal que sur le celui du physique. Amonasro était plus moyen, mais les autres protagonistes défendaient fort bien des rôles où il leur fallait jouer tout autant que chanter. Le chef d'orchestre (Walter E. Gugerbauer) a maintenu l'ensemble dans un rythme soutenu qui a contribué largement à rendre plausible cette relecture originale et bien vue.

Cette très belle réalisation qui fait honneur au nouveau théâtre d'Erfurt en le mettant d'emblée au nombre des scènes dont il conviendra de suivre la programmation, sera à revoir à Monte-Carlo fin janvier 2004, où elle sera adaptée à une salle beaucoup plus grande (Grimaldi Forum, 1800 places) avec une distribution réunissant les plus grands noms du moment.
 
 

Jean-Marcel HUMBERT



(1) Cf. Jean-Marcel Humbert, "How to stage Aida", dans Sally MacDonald et Michael Rice, Consuming Ancient Egypt, UCL Press, London, 2003, p. 47-62.
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