OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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MASSY
10/04/2008


Marina Karpechenko, Stanislav Shvets, Karina Grigoryan,
Larisa Kostyuk et Vadim Zaplechny
(Une prêtresse, Ramfis, Aïda, Amnéris et Radamès)
© Photo Jean-Marcel Humbert


Giuseppe Verdi (1813-1901)

AIDA


opéra en 4 actes
livret d’Antonio Ghislanzoni
d’après un scénario d’Auguste Mariette

Mise en scène : Dmitri Bertman
Décors : Igor Nezhny
Costumes : Tatiana Tulubieva
Lumières : Damir Ismagilov

Aïda : Karina Grigoryan
Amnéris : Larisa Kostyuk
Radamès : Vadim Zaplechny
Amonasro : Igor Tarasov
Ramfis : Stanislav Shvets
Le Roi d’Égypte : Alexey Tikhomirov
Un messager : Mikhail Serychev
Une prêtresse : Marina Karpechenko
Danseuse : Oxana Kholeva

Orchestre de l’Opéra de Massy,
chœurs de l’Opéra Hélikon
Direction : Dominique Rouits

Massy, Opéra de Massy, 10 avril 2008

Aïda Massynova


Massy a un peu changé depuis la construction de l’opéra : les arbres ont poussé, mais les grands blocs sont toujours là, surplombant une galerie commerciale destroy qui a dû connaître des jours meilleurs. N’y cherchez pas un restaurant accueillant, ceux-ci sont plus loin, dans la zone industrielle (ou peut-être dans le vieux Massy). L’architecture extérieure de l’opéra va avec le reste, mais comme me le rappelait avec amusement le soir de cette première le maire d’alors, Claude Germon : « les mauvaises langues m’appelaient Toutangermon à cause de mes idées pharaoniques, mais j’ai quand même fait construire un opéra de 800 places le moins coûteux de France, avec néanmoins un excellent équipement technique et une salle particulièrement confortable, qui satisfait un large public » (c’est vrai que les fauteuils y sont vraiment exceptionnels). Et dès qu’on entre, on est de plus séduit par l’extrême amabilité de tout le personnel d’accueil. Mais bien sûr, les moyens financiers ne permettent pas d’y faire venir des superproductions ni des super-vedettes.

Voici donc une Aïda venue de l’Est, de Moscou : sera-ce une Aïda drôle à la Greta Garbo (Ninotchka), une Aïda glaciale sibérienne genre univers concentrationnaire des mines de sel, une Aïda dans sa cerisaie, une Aïda échappée de Guerre et Paix ? Eh bien un peu tout cela à la fois. L’Opéra Hélikon est en effet célèbre pour ses adaptations caustiques et souvent déjantées (pour la Russie, beaucoup moins chez nous) des grands classiques. On se souvient de la fameuse production des Contes d’Hoffmann présentée au Théâtre des Champs-Élysées en 1999 : il fut alors beaucoup reproché au « Théâtre Hélikon-Opéra de Moscou » (tel était son nom à l’époque) d’avoir pratiqué une relecture dérangeante de l’œuvre, marquée d’importantes coupures, de personnages supplémentaires et de modifications des relations entre personnages, au point qu’on avait pu parler à l’époque de véritables « tripatouillages ». Mais on garde de cette représentation le souvenir de tableaux fort impressionnants, et celui de Larisa Kostyuk, admirable et exceptionnelle Nicklausse que l’on découvrait alors, et que nous allons retrouver ce soir en Amnéris.


Larisa Kostyuk et Alexey Tikhomirov (Amnéris et le roi)
© Photo Jean-Marcel Humbert

C’est à Moscou en mai 1997 que le théâtre Hélikon, sous la férule de Dmitri Bertman, avait proposé cette adaptation d’Aïda qui alors n’avait pas fait l’unanimité, loin s’en faut : choeurs et orchestre sont vêtus de lugubres costumes noirs et gris, saluent à la fasciste une esclave dénudée (citation Pasolinienne), autant d’effets scéniques dont le metteur en scène se justifie : « Il ne s’agit pas d’une interprétation moderne d’Aïda, c’est une interprétation classique qui sous-tend le conflit entre la vie et le totalitarisme omniprésent dans l’œuvre de Verdi ». Cette mise en avant du poids politique de cet opéra était assez nouvelle alors, avant qu’on ne la retrouve par exemple à Genève en 1999 dans la production de Francesca Zambello. Depuis, cette Aïda a été rarement rejouée (en 2001 au festival de Strasbourg, puis à celui de Santander). Aujourd’hui, elle est donnée grâce à une collaboration entre l’Opéra de Massy et l’Opéra d’Hélikon, comme il y en avait déjà eu pour Nabucco en 2004, Boris Godounov et Lady Macbeth de Mzensk en 2007. C’est donc avec un grand intérêt que nous nous apprêtons à voir enfin cette production quelque peu mythique.

Que dire de la représentation ? Elle est malheureusement conduite par un chef qui ne semble rien maîtriser, mais il faut dire aussi que, dans la fosse, le niveau est fort moyen. La direction est appliquée et scolaire, le chef ne s’occupe pas trop des chanteurs qui ont parfois du mal à suivre les tempi beaucoup trop lents qu’il leur impose, et qui les gêne souvent. Quelques couacs à l’orchestre, des notes sautées… En plein milieu du premier air d’Aïda, l’orchestre patauge pendant plusieurs mesures, et les décalages fosse-plateau vont se multiplier. Bref, on a l’impression d’être toujours au bord du précipice, mais finalement le chef arrive à tout maintenir à l’extrême bord sans basculer. C’est parfait pour ceux qui aiment se faire peur, mais quel inconfort dans la salle comme sur scène !

Comme prévu, Larisa Kostyuk domine la distribution, malgré un premier tableau inquiétant où elle a du mal à se mettre en voix. Mais ensuite, elle s’impose avec brio, tant du point de vue vocal que scénique, jouant la vamp d’Hollywood avant de redevenir une simple jeune femme, désespérée devant l’anéantissement de ses espoirs. Alexey Tikhomirov est un excellent roi, et Karina Grigoryan une Aïda d’assez bonne tenue vocale, sauf une note rattrapée de justesse dans l’air du Nil, mais sans grand intérêt car ne proposant aucune caractérisation de son personnage.
En revanche, Vadim Zaplechny en Radamès, à la prononciation italienne hasardeuse (comme d’ailleurs Amonasro et Ramfis), n’a aucun style, et hurle le plus souvent avec une justesse tout approximative. Igor Tarasov campe un Amonasro peu crédible, qui hurle lui aussi au lieu de murmurer « tu reverras les forêts embaumées », qui oublie son texte dans le duo avec Aïda et regarde désespérément le chef qui ne sait qu’accélérer brutalement pour essayer de le sortir de là ; en total décalage dans le trio final, il en arrive à sauter des mesures et même à se taire un moment. Quant au Ramfis, on peut l’oublier. En résumé, le pire chef (et/ou orchestre) et le pire Amonasro de la centaine d’Aïda de tous poils que j’ai pu voir à travers le monde.

Pourquoi alors ce spectacle m’a-t-il autant séduit ? D’abord, c’est le haut professionnalisme du plateau, l’excellence à tous points de vue des choristes, les costumes gris et noirs, leurs inspirations mêlées de tous les genres et des toutes les époques (de Vélasquez à la Seconde guerre mondiale, en passant par les armées du XVIIIe siècle et celles de Napoléon), les maquillage sophistiqués et les éclairages excellents, variés à l’infini sans être lassants. Mais surtout, c’est que, fort heureusement, la production a gardé intact aujourd’hui l’univers onirique de Dmitri Bertman, et que cette Aïda visionnaire est plus que jamais d’une grande actualité. Et toutes les faiblesses relevées sont rattrapées par le spectacle scénique qui, malgré (ou grâce à) des partis pris souvent étranges, est à la fois séduisant et fort. Surtout, la mise en scène et la direction des chanteurs est extrêmement soignée et efficace, alternant des déplacements d’une grande fluidité avec des moments totalement statiques très bien venus. Bref, il se passe quelque chose.
Ça et là, bien sûr, quelques effet connaissent l’usure du temps : la danseuse qui enlace Radamès, présente de face de pseudo seins nus, et de dos un squelette coiffé du némès… Ou encore, Amnéris traînant Aïda au bout d’une corde : en 1997 c’était nouveau, ça l’est moins aujourd’hui.


Larisa Kostyuk (Amnéris avec son masseur préféré
et son chien Toutanpoil) © Photo Jean-Marcel Humbert

Mais il y a aussi des moments franchement drôles, volontairement ou non d’ailleurs : pendant la danse dite « des petits esclaves noirs », Amnéris danse avec son chien : « Ah, viens mon amour », chante-t-elle en tirant sur la laisse tandis que la pauvre bête terrifiée, roulant des yeux effarés, patine de toutes ses griffes sur le sol laqué et tire en sens inverse pour tenter de fuir vers les coulisses… En fait il n’a rien à craindre, car elle préfère le bel éphèbe dénudé qui lui masse langoureusement le dos. Au dernier acte, à la fin de son duo avec Radamès pendant lequel il chante de plus en plus faux toutes les notes basses, elle n’en peut plus et le fouette pour lui apprendre à mieux chanter la prochaine fois, si fort qu’elle en perd sa couronne.
Au second degré, on s’amuse aussi des prisonniers qui arrivent à la fin du triomphe de Radamès sous de petites pyramides faites en grillage de cage à lapin.
Mais c’est surtout le défilé du triomphe de Radamès qui constitue l’un des très grands moments de la représentation, puisqu’il est transformé en défilé de mode ! C’est décalé, c’est ludique et drôle parce que très bien fait, et la salle tout entière part d’un grand éclat de rire, sans arrières pensées. Combien de fois en effet n’a-t-on pas entendu les « trompettes d’Aïda » accompagner les événements les plus incongrus ?

Larisa Kostyuk et Marina Karpechenko (Amnéris et une prêtresse)
pendant le défilé du triomphe de Radamès © Photo Jean-Marcel Humbert

D’autres moments sont fort impressionnants comme quand, dans la scène finale, arrivent comme dans Le Bal des Vampires les ombres de la mort : tous les choristes, habillés dans tous les styles de toutes les époques, entrent en scène et s’installent, formant une pyramide humaine, tandis que chacun allume l’un après l’autre une petite lumière sous un ciel étoilé, clin d’œil aux bougies de Vérone : type d’image saisissante qui a fait la réputation d’Hélikon.
Bref, une représentation très typée « russe », mais qui ne peut laisser indifférent, et qui nous change de l’ennui de beaucoup de productions actuelles aux concepts répétitifs. Contrairement aux habitudes de l’Hélikon, aucune coupure n’a été pratiquée, et pourtant la représentation paraît l’une des plus courtes qu’il m’ait été donné de voir, tant elle est chargée d’invention, de mouvement et aussi d’émotions nées d’une vraie création théâtrale.

Jean-Marcel Humbert
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