C O N C E R T S
 
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TOULOUSE
26/02/2006
 
Adelaïde : Alexandrina Miltcheva - Zdenka : Anne-Catherine Gillet
Le comte Waldner : Franz Mazura - Arabella : Pamela Armstrong
© Patrice Nin

Richard STRAUSS (1864-1949)

ARABELLA

Comédie lyrique en trois actes
Livret de Hugo von Hofmannsthal

Mise en scène : Pierre Médecin
Décors, costumes et lumières : Pet Halmen

Le comte Waldner : Franz Masura
Adelaïde : Alexandrina Miltcheva
Arabella : Pamela Armstrong
Zdenka : Anne-Catherine Gillet
Mandryka : Andrew Schroeder
Matteo : Gilles Ragon
Le comte Elemer : Steffen Schantz
Le comte Dominik : Matthias Vieweg
Le comte Lamoral : Nicolas Courjal
Fiakermilli : Martina Rüping
Une diseuse de bonne aventure : Elsa Maurus

Orchestre national du Capitole
Chœur du Capitole, direction : Patrick Marie Aubert

Direction musicale : Günter Neuhold

Toulouse, ce 26 février 2006

Il n’y a pas de lever de rideau. La scène ouverte présente un palier d’étage dans un grand hôtel des années 20, à en juger par les deux sorties d’ascenseur qui se font face côté cour et côté jardin, à égale distance desquelles sont rassemblés des bagages, dont une imposante malle-cabine. L’espace est clos par un mur immense de couleur gris clair, scandé de larges bandes verticales noires et dans lequel s’ouvrent six portes elles-mêmes noires avec un chambranle épais de même couleur. Tandis que les musiciens s’accordent, une porte s’ouvre, et dans une confusion peut-être joyeuse, comme celle de fêtards se séparant après une orgie, un homme se fait entôler sans s’en rendre compte, on lui dérobe son portefeuille qui passe d’une main à l’autre, puis tout le monde disparaît. Le chef entre alors dans la fosse et la représentation peut commencer.

C’est dans cet univers que se déroulent les deux scènes d’exposition. La première, la consultation de la cartomancienne par Adélaïde nous apprend que la famille Waldner est aux abois, que marier richement Arabella devient une urgence absolue, et que la cadette a endossé le travesti pour diminuer la charge financière que constituent des filles à marier. La deuxième, le monologue de Zdenka, révèle qu’elle est passionnément éprise d’un soupirant d’Arabella que la froideur de celle-ci désespère.

Ainsi, il est d’emblée manifeste que le metteur en scène a choisi de noircir le tableau et on peut craindre que la comédie voulue par Richard Strauss et Hofmannsthal n’en fasse les frais. On se souvient que le musicien avait demandé à son librettiste attitré, sinon exclusif, de lui fournir un sujet pouvant donner matière à une œuvre courte dans le registre comique. En effet, pour ces deux privilégiés de la monarchie austro-hongroise, les années qui suivent sa chute sont encore moins réjouissantes qu’elles ne le sont, de façon générale, pour les vaincus de la guerre et ils perçoivent un besoin diffus de divertissement.

Mais, comme toujours avec ces deux compagnons, rien n’est aussi simple. L’œuvre courte a fini par atteindre trois actes. Les deux parents grotesques sont affligés chacun de leur vice ; il est l’esclave des cartes, elle l’est des cartomanciennes. Dans la scène d’exposition, elle libère une angoisse aux motifs bien réels en recourant à un remède illusoire, dont la répétition devrait pourtant lui avoir montré l’inefficacité ; l’expédient qu’elle a imaginé pour ne pas aggraver leurs charges financières est du ressort de l’opéra bouffe, mais le contexte ne l’est pas. C’est cette imbrication étroite du comique et du dramatique qui crée la dynamique de l’œuvre. Sacrifier un aspect revient à ne pas atteindre à ce savant mélange qui est à la source même du plaisir. Situer cette scène sur le palier, comme une concession au réalisme qui, les choses étant ce qu’elles sont, ne permet pas aux Waldner d’occuper encore une suite, qui plus est dans les allées et venues parasites de voyageurs et de chasseurs, dilue la force de ce tête à tête où la « voyante » est aussi la cible de l’ironie des auteurs.

Fiakermilli : Martina Rüping - Arabella : Pamela Armstrong
© Patrice Nin

Ce palier, par la disparition dans les cintres du panneau représentant le mur, s’agrandit aux dimensions de la scène et devient le gigantesque hall de l’hôtel, presque entièrement occupé par un escalier monumental. Tapissé entièrement de marbre vert sombre, le lieu évoque un mausolée sur lequel plane, en haut de l’escalier, le portrait en pied de feu S.M. le dernier empereur d’Autriche, François-Joseph. Les personnages vont s’y croiser, s’y entretenir, et même les confidences les plus intimes y seront échangées. On voit bien l’arbitraire : si les paliers sont hantés d’hôtes et de serviteurs, est-il acceptable que le hall soit devenu comme l’espace privé de la famille Waldner ? Sans compter que cet escalier oblige les chanteurs à de continuels mouvements de montée et de descente pour bien voir la fosse ; l’on souffre pour eux quand, au cours de la scène du bal, l’interprète de Mandryka fait une chute en compagnie de choristes et ne peut finir la représentation qu’en se soutenant sur une canne.

En fait, on a l’impression que ce dispositif peu satisfaisant, même s’il permet de répartir les personnages comme sur des rayons et de composer des images, est surtout destiné à préparer le changement à vue final, lorsque le portrait du dernier souverain autrichien semble s’abattre sur l’escalier et devient la plateforme du nouveau départ pour Arabella et Mandryka.
Alors, tandis que le nouveau couple se met en marche, l’aigle bicéphale, emblème de la monarchie des Habsbourg, est supplanté par l’aigle nazi accompagné de la svastika vers lequel ils semblent se diriger.

Pourquoi pas ? Même si, l’œuvre finie, cette vision n’apporte rien à sa compréhension propre, on ne peut nier que certains détails du livret constituent une sorte de syndrome, comme la haine de la ville cosmopolite ou la mention du Juif à qui Mandryka a vendu son bois de chênes et qui est implicitement présenté comme le responsable de la destruction des valeurs traditionnelles que ce bois abritait. Mais ces soldats en goguette dont l’irruption tient du commando de S.A. menaçants avant qu’ils ne se bécotent synchroniquement et finissent la nuit vautrés sur les marches, en quoi éclairent-ils l’œuvre ? Et cette entrée des cochers moroses, flanqués de valets dont la livrée évoque quelque pompe funèbre de première classe, en quoi évoque-t-elle la fête censée se dérouler ce soir-là, en quoi éclaire-t-elle la parodie d’opérette viennoise à laquelle Strauss s’est amusé ?

Inutile d’insister, la conception de Pierre Médecin ne nous semble pas rendre justice à l’œuvre dans sa complexité. Il n’y aurait rien à dire des costumes, fonctionnels, efficaces, si ceux d’Arabella ne posaient problème. Le personnage est défini par sa coquetterie, et dans les années 20, la règle des tenues adaptées aux circonstances s’appliquait pleinement. Pour aller en promenade avec Elemer, elle porte un long manteau sous lequel on voit encore les vêtements sportswear qu’elle arborait lors de sa première entrée où elle était supposée rentrer d’une promenade en ville. Il y a là quelque chose qui ne colle pas. Quant à sa robe de bal, est-ce par dérision qu’elle est d’un blanc virginal ? Elle n’aurait pas besoin d’afficher la couleur si elle était aussi pure qu’elle le prétend… En tout cas, on aurait peut-être pu en imaginer de plus seyante. La sympathique Pamela Armstrong n’est pas Audrey Hepburn ; mais peut-être Pet Halmen aime-t-il les Rubens.

Fort heureusement, l’équipe dramaturgique ne pouvait rien contre la musique et on pouvait toujours fermer les yeux de temps en temps. Encore que le plaisir n’ait pas été sans mélange. Günter Neuhold, dont nous avions beaucoup aimé l’Ariadne auf Naxos, n’apprécie pas plus que cela Arabella. Il le dit, et il nous a semblé le sentir dans une battue métronomique qui n’autorise à aucun moment ces bouffées d’effusion qui sont la marque de Strauss et qui contribuent à rendre ses œuvres mystérieuses, dans la mesure où il est impossible de démêler la sincérité de la pose. Pour une comédie lyrique, c’est plutôt frustrant, et l’orchestre, docile, ne nous a pas délivré l’enivrement auquel l’écoute de cette partition nous a habitué.

Restent les chanteurs. Hormis Elemer, qui semble à ses limites, les deux comtes font bonne figure, particulièrement Nicolas Courjal que l’on souhaiterait entendre dans des rôles plus étoffés. Martina Rüping est une Fiakermilli claironnante, qui campe vocalement et théâtralement un personnage convaincant. Elsa Maurus se fait remarquer en cartomancienne malgré l’environnement intempestif.

Alexandrina Miltcheva, après une première scène un peu laborieuse, où le medium semble très assourdi, campe une Adélaïde encore sur la brèche des mondanités avec toutes les ressources de son talent. Franz Masura donne une époustouflante leçon de longévité avec une voix pleine, impeccablement articulée et projetée, de quoi rendre jaloux bien des confrères plus jeunes. Andrew Schroeder réussit à faire vivre son Mandryka, sans difficulté sur le plan vocal et avec aisance sur le plan scénique. Souhaitons que son accident ne le handicape pas pour la suite des représentations.

Pamela Armstrong est donc Arabella. Séduit par sa Donna Anna, à Marseille nous attendions beaucoup de cette nouvelle incarnation. Trop peut-être ? Nous avons découvert quelqu’un qui chantait Arabella, bien, très bien, même si d’autres voix plus corsées nous ont habitué à un moelleux plus opulent, mais nous avons rarement entendu Arabella chanter. Trop de prudence dans l’incarnation ? Un feeling avec la fosse à confirmer ? Peut-être nous sera-t-il donné de la réentendre dans quelque temps.

Le mois dernier, Anne-Catherine Gillet était une pétulante Despina qui raillait l’amour avec conviction. La voici amoureuse, exaltée, fervente, prête à tout pour son élu, jusqu’au sacrifice. Elle se donne au personnage avec la même générosité et, par-delà les emportements qui font parfois sourire, parvient à toucher juste. Vocalement sans reproche, elle remporte un beau succès personnel.

Si çà et là quelques remarques à l’entracte visaient la mise en scène, le plateau et la fosse ont reçu au finale l’hommage chaleureux et sans réserve d’un public reconnaissant.


Maurice Salles


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