C O N C E R T S 
 
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PARIS
14/09/05
© Copyright : Bernd Uhlig
Ein Atemzug - Die Odyssee

Musiktheater de Isabel Mundry (°1963)
Création mondiale

Direction musicale : Peter Rundel
Direction chorale : Ulrich Paetzholdt
Mise en scène : Reinhild Hoffmann
Décors et costumes : Bild Brigade
Eclairages : Reinhard Traub
Dramaturgie : Theresia Birkenhauer

Pénélope : Salome Kammer
Ulysse : Thomas Laske
Athéna-Circé-Hermès-Tirésias : Kai Wessel

Trompette : Marco Blaauw
Accordéon : Teo Anzellotti
Ensemble Recherche

Berlin, Deutsche Oper, 7 septembre 2005

La saison berlinoise s'est ouverte en fanfare, littéralement : un ensemble de cuivres jouait ce samedi du haut du balcon de l'intendant, chaque fois que la cathédrale voisine annonçait l'heure pile. Et ceci n'était qu'un détail du programme qui comptait aussi des visites menant des tréfonds aux greniers, des répétitions publiques, des concerts, des discussions, des jeux, des ateliers créatifs, une retransmission directe de Parsifal dans le Palast der Republik (l'adieu artistique au dernier grand symbole de la RDA, voué à une destruction imminente) etc. Le miracle ? Ce programme alléchant était partagé entre les trois opéras de la ville. Une vraie première, car les débats égoïstes et acides contre la création de la fondation "Oper in Berlin" ne datent que d'hier. 

Il convient ici de résumer la situation exceptionnelle de cette ville unique. Il y a cinq opéras à Berlin : le Staatsoper Unter den Linden, opéra de cour fondé sous Frédéric II, le Komische Oper, voué au répertoire plus léger depuis le XVIIIe siècle, Le Deutsche Oper, fondé par les bourgeois de Charlottenburg en 1907, le Neuköllner Oper, avant-gardiste depuis 1972 et enfin le dernier-né, le Zeitgenössische Oper qui se consacre exclusivement à la musique contemporaine. Le résultat de ce surnombre pourrait être un ensemble d'opéras très complémentaires, chacun ayant son répertoire particulier. Il n'en est rien : mis à part le Zeitgenössische Oper qui ne se préoccupe vraiment que de musique contemporaine, les autres opéras jouent tous dans la même cour, abordent tous les types de répertoire et toute l'histoire du genre. La Traviata se retrouve à l'opéra comique, le Staatsoper produit des productions plus off que Neukölln où l'on joue Macbeth et tous commandent des nouvelles oeuvres. Le summum, ce sont les soirées où l'on peut choisir entre trois versions de la Flûte enchantée avant deux jours de relâche... 
Le débat, depuis la chute du mur, s'est focalisé autour des trois maisons d'opéras qui reçoivent le plus de subsides. En effet, il est financièrement difficilement tenable de conserver trois maisons du niveau des Deutsche Oper, Staatsoper et Komische Oper. La situation n'est pas spécifique aux opéras puisque Berlin possède tout au moins en double, mais tout le monde sait que l'opéra coûte cher, trop cher pour cette ville aux finances publiques catastrophiques. Les solutions proposées n'ont jamais satisfait toutes les parties mais l'économie était vitale. Le Komische Oper a sauvé sa peau de justesse car sa disparition semblait presque inéluctable. Le Sénat de Berlin a finalement préféré en 2003 la solution permettant au public de ne pas perdre ses repères : les trois opéras sont maintenus mais rassemblés en une fondation, les services techniques et les compagnies de ballet fusionnent et les subventions diminueront progressivement. Tout le monde a crié. Le Staatsoper a tenté de se faire subventionner par l'État fédéral, les réunions de direction étaient houleuses, tout le monde avait l'impression de se prostituer pour survivre, en tout cas de perdre son identité. 
La fondation a pourtant finalement été créée début 2004, mais la saga ne s'arrête pas là. Qui aurait en effet l'envie de diriger un comité de direction où chaque directeur général et chaque directeur financier a un droit de veto ? Un poste nécessitant une grande compréhension artistique mais où la décision artistique est statutairement exclue ? Cela a duré plus d'un an. La fondation dont personne ne voulait a navigué 15 mois sans vraie direction, avant l'arrivée de Michael Schindhelm. On a déjà vu des débuts plus brillants... De l'extérieur, cependant, que peut-on remarquer ? Pas encore de programmation entièrement cohérente (pourquoi des troisièmes versions de Madame Butterfly et Forza del destino dans les nouveautés 2005/2006 ?). Mais un calendrier commun pour une répartition optimale (il n'y aura plus trois Flûtes enchantées le même soir...), une billetterie commune et une vitalité exemplaire, peut-être plus le fruit de l'émulation et de la coopération que de la banale concurrence. Ce week-end de réjouissances en était un exemple exubérant, la vie débordait de partout mais chaque fête avait sa particularité : le Komische Oper se consacrait plus aux enfants, le Deutsche Oper abritait de nombreuses éditions et autres bibliothèques tandis que le Staatsoper s'était approprié la nuit et fêtait le cinquantenaire de sa réouverture. Un autre exemple de l'énergie qui plane sur ce début de saison est le programme du mois de septembre : cinq premières dont deux créations mondiales et une création allemande. Ces chiffres parlent d'eux-mêmes. "Oper in Berlin" semble jouer en faveur du public qui accourt et en redemande. 
Il est donc temps, à présent que le décor est planté, de se pencher sur la première de ces créations mondiales.

Même si elle a passé un an à la Cité des Arts à Paris, la compositrice Isabel Mundry n'est pas vraiment connue du public francophone. En Allemagne, par contre, c'est une institution : ses oeuvres sont commandées par les formations les plus prestigieuses et on la retrouve partout, comme lauréate, jury, conseillère ou membre de l'Akademie der Künste. C'est une femme extrêmement intelligente, qui parle avec une grande aisance de sa musique et sa démarche créatrice. J'ai donc été à la première représentation qu'elle introduisait elle-même, le lendemain de la première. Elle raconte tout d'abord qu'il ne s'agit pas ici d'opéra mais de Musiktheater, de théâtre lyrique. La dramaturgie n'est en effet pas soutenue par le texte mais par la musique et il est vrai qu'on a rarement entendu aussi peu de texte dans une soirée à l'opéra. Ce qui l'intéresse dans l'Odyssée, ce n'est pas le récit épique mais bien les réflexions sur le temps et l'espace induites par l'attente de Pénélope et le périple d'Ulysse. Le temps et l'oubli transforment notre perception, c'est ainsi que certaines cellules musicales se métamorphosent, sont reprises par d'autres instruments en fonction de leur éloignement par rapport au sujet. Quant à la réflexion sur l'espace, elle est concrétisée par un traitement original de l'espace scénique : le public est entouré de musiciens, dans la fosse, sur la scène et partout dans la salle. Les musiciens se déplacent et transforment la donne acoustique en permanence, créant de nouvelles sonorités et de nouveaux rapports entre les acteurs. Le son est donc un acteur en mouvement, comme les personnages et c'est pourquoi Isabel Mundry a voulu dès le départ collaborer avec un metteur en scène également chorégraphe. Elle précise également que le titre, "un souffle", évoque le fait que pour elle, l'Odyssée n'est pas une question de kilomètres, que les questions d'orientation et de temps peuvent se résumer par le fait d'inspirer ou d'expirer : que suis-je ? Où vais-je ? Où est mon chez-moi ? Où s'arrête l'intime, où commence l'anonyme ? etc.

Le verbe de la compositrice est tellement captivant qu'on l'écouterait pendant des heures. Mais c'est sa musique que j'attends, en l'occurrence avec grande impatience. Tout est déjà en place lorsque le public pénètre la salle. Pénélope joue avec un morceau de fil qu'elle fait et défait comme les enfants, pour créer des formes avec ses dix doigts. Rappelons ici que Pénélope avait promis de prendre un nouveau mari lorsqu'elle aurait fini son ouvrage, qu'elle défaisait avec ardeur toutes les nuits. Son île est au milieu du public, dans le parterre. Le décor est réduit au minimum, il montre la cage de scène à nu à l'exception de rangements horizontaux garnis de chemises sous cellophane (les créations de Pénélope ?), qui créent une perspective centrale. Le monde est a-pigmenté et dés-identifié : la seule couleur de l'ensemble est le bleu de la mer et tous les personnages sont masqués ou voilés. La mer n'est d'ailleurs pas présente dans le décor, elle est dansée par des hommes en costume bleu. 

Vient la musique, enfin. De partout. L'effet sonore du dispositif spatial est vraiment saisissant, on se sent au coeur d'une matrice et c'est très vite physiquement que l'on perçoit qu'il manque l'une ou l'autre "île musicale" lorsqu'un groupe d'instrumentistes se tait. La pièce est structurée en trois parties : le souffle de Pénélope, les aventures d'Ulysse et enfin les retrouvailles du couple. 
Le souffle de Pénélope est de loin la partie la plus intéressante et aboutie de l'ensemble. Après l'introduction, Pénélope fait quelques bruits de respiration puis murmure, chante, crie, parle ou entonne. Il y a des effets hors du temps, comme lorsque Salome Kammer émet des sons d'un timbre velouté mais extrêmement dense, sans vibrato, qui sont enchaînés et repris par un violon ou une clarinette puis à nouveau récupérés par la chanteuse. Cette actrice-violoncelliste, dont la carrière est très inhabituelle (c'est la star d'une série-culte en Allemagne), a repris ce que son instrument a de plus beau dans la tenue et le timbre de sa voix. 
Les péripéties du retour d'Ulysse commencent dès le silence de Pénélope : ses rencontres avec Circé, les sirènes, Polyphème, Éole etc. Toute cette partie est incompréhensible sans l'aide du livret et surtout des paroles de la compositrice et des textes du programme. C'est probablement très bien pensé mais tellement abstrait, il y a tant d'éléments sur la scène, tout s'enchevêtre, le texte est inintelligible - les rares fois où il y a un texte -, le spectateur se sent de plus en plus perdu, les chuchotements et autres toussotements augmentent dans l'audience. Quelques détails illustratifs comme le cheval de Troie ou l'oeil du cyclope provoquent des rires qui résonnent comme la détente de celui qui comprend enfin ce qui se passe sur la scène. Le traitement de la figure d'Ulysse est cependant remarquable : il existe peut-être corporellement mais reste muet et s'exprime par le biais d'une trompette qui se déplace avec lui sur la scène, d'une aventure à l'autre. Parfois, un accordéon répond à la trompette, c'est la seconde voix de Pénélope.
Ulysse ne trouvera sa voix que lorsqu'il débarquera à Ithaque et qu'il reverra Pénélope. Il arrive endormi, ne reconnaît d'abord ni l'île ni son épouse car ce qu'il croyait immuable a changé en vingt ans. Les amants se retrouvent par le biais du chant mais s'éloignent aussitôt, selon la prédiction de Tirésias, qui dit qu'Ulysse ne passera qu'une nuit auprès de son épouse avant de repartir encore. La scène se vide et Ulysse marche sur un plateau mobile, il marche mais n'avance donc pas et quitte à nouveau ce qu'il aime, ou qu'il croyait aimer. 

La performance musicale était admirable. Outre la voix captivante de Salome Kammer, les deux voix masculines de Thomas Laske pour Ulysse et Kai Wessel pour Hermès-Athéna-Circé-Tirésias ont rempli leur rôle à merveille, même si l'émission du son n'était pas toujours parfaite chez le premier et si le second ne pouvait cacher ses habitudes baroques (mais est-ce un mal ? Sa manière d'aborder le rôle tissait un pont avec Il ritorno d'Ulisse de Monteverdi et c'était stylistiquement tenable). Les chanteurs ne tenaient néanmoins pas le haut de l'affiche pour une fois. Et cet orchestre hétéroclite disséminé dans une salle de 1865 places, jusqu'au fond du deuxième balcon et de la cage de scène, sonnait d'une manière incroyablement homogène. Bien sûr, il ne faut pas la même précision pour une création que pour jouer les Noces de Figaro. Mais une attaque commune reste périlleuse et, plus encore, la cohérence du son, particulièrement chez les cordes. Le chef d'orchestre Peter Rundel a été impliqué très tôt dans le processus de création. Il a manifestement eu le temps d'élaborer une technique de travail permettant cette cohérence et les rebondissements agiles d'un endroit à l'autre de la salle. Les deux solistes enfin, Ulysse et Pénélope "instrumentalisés", étaient également d'une très grande qualité. L'accordéon a d'ailleurs probablement bénéficié du meilleur degré d'écoute de la part du public.

Une question reste ouverte et ne trouvera ici pas de réponse. Les ingrédients de cet opéra se révèlent meilleurs les uns des autres, mais au final, le public est perdu. Pourquoi intellectualiser à outrance la mise en scène d'une création si on veut que le public suive ? Pourquoi ne pas donner un peu plus de pistes afin que l'auditeur puisse profiter pleinement du spectacle ? Pourquoi se tourner scéniquement contre l'auditoire alors que la musique l'englobe ? C'est le même débat que lors de la création de Chief Joseph de Zender en juin. Là où la musique est moins classique que les tubes, et surtout lors de créations, je ne crois pas qu'il faille prendre le public par la main comme dans n'importe quel film hollywoodien mais il ne faut pas le noyer dans un labyrinthe d'incompréhension. Car l'incompréhension bouche les oreilles et l'auditeur oublie d'écouter à force de vouloir comprendre.
 
 

Lise BRUYNEEL
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