C O N C E R T S
 
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LYON
10/12/2004

Daniel Taylor
@ Sasha Gusov
BELSHAZZAR
Georg Friedrich Haendel

Oratorio en trois parties HWV 61
sur un livret de Charles Jennens (1745)

Belshazzar : Paul Agnew (ténor)
Cyrus : Susan Bickley (alto)
Nitocris : Rosemary Joshua (soprano)
Daniel : Daniel Taylor (contre-ténor)
Gobrias : Christopher Purves (basse)

The Gabrieli Consort & Players
Paul McCreesh

Auditorium de Lyon
dans le cadre du Festival de musique ancienne,
le 10 décembre 2004


Haendel n'a longtemps été connu que par quelques opéras, quelques "tubes" orchestraux, et ce pratiquement dès les années ayant suivi sa mort. Sa mémoire en a été longtemps grandement amputée et, même si le festival de Göttingen a oeuvré en pionnier dès les années 20, Haendel reste le compositeur qui a le plus profité ces dernières années de la "renaissance baroque". Il est aujourd'hui difficilement concevable de se priver de tout ce pan de la production vocale du XVIIIème siècle, dans le domaine de l'oratorio peut-être plus que dans tout autre, répertoire auquel le caro sassone a imprimé une richesse et une nouveauté indiscutables.

Le Belshazzar présenté à Lyon est peut-être l'archétype de l'oratorio haendelien, dans ses heurs comme ses malheurs. Créé en 1745 dans des conditions indignes, il tomba en une dizaine de représentations dans un oubli presque total. L'oeuvre est soeur de Saül, construite autour de la figure d'un souverain puni pour son orgueil, déchu par excès de confiance. Le compositeur semble plutôt fier d'y avoir, selon ses propres dires, mis en scène de "nombreux grands choeurs" et "plusieurs idées très particulières". De fait, la partition abonde en moments déconcertants, dans sa structure même comme dans son traitement musical. Haendel prend ainsi un malin plaisir à démonter lui-même le moule qu'il avait mis en place dans l'enchaînement des airs, parties chorales et récitatifs. De longues scènes sont innervées de musique ininterrompue, jouant de l'enchaînement fluide entre airs, récitatifs accompagnés et choeurs (prodigieuse scène finale à partir de l'ensemble "Tell it out among the heathern", par exemple). Il manipule d'autre part avec génie l'architecture même de ses arie, les déstructurant pour échapper à la rigueur de la forme da capo. Ainsi l'air de Gobrias "Opress'd with neverceasing grief" (I-2) s'avère-t-il particulièrement convaincant dans l'ordre de la représentation spontanée des affects. Il faut enfin noter la manière dont est orchestrée la scène de la main écrivant sur le mur (II-2), où les violons seuls répètent de simples croches ponctuées de silences en chromatismes ascendants. 

La réalisation donnée à l'auditorium de Lyon est-elle pour autant totalement convaincante ? Bien sûr McCreesh est passé maître dans l'art de la rhétorique haendelienne. Bien sûr son choeur est au-dessus de tout reproche (idéal "Recall, o King", I-4, d'une pureté d'intonation, d'une qualité polyphonique uniques), comme son orchestre (et ce malgré quelques attaques peu orthodoxes dans l'ouverture... Mais quels cuivres naturels ensuite !). Bien sûr, enfin, la troupe réunie est particulièrement rompue à l'oeuvre du maître. Et cependant, d'où vient cet étrange goût d'inachèvement qui laisse à l'auditeur un pénétrant sentiment d'amertume que l'on emmène avec soi à la sortie du concert ? Pas de la prestation du chef, on l'a dit. Car McCreesh a le talent de rendre parfaitement naturelle l'action de l'oratorio, de fluidifier le discours musical, d'animer surtout les abondants récitatifs accompagnés qui parcourent la partition. Il a aussi le secret de cette intense ferveur chorale, de cette foi conquérante, qui fait de Haendel plus encore qu'un contemporain, l'exact pendant de Bach.

Sans doute la distribution pose-t-elle problème. Ces voix que McCreesh affectionne peuvent-elles s'accommoder de toutes les oeuvres? Il reste permis d'en douter. Il y a d'abord là une vraie fausse bonne idée en la personne de Susan Bickley dans le rôle de Cyrus. Alto dit le programme, la voix est très claire, sopranisante presque, placée relativement haut dans le masque. Ses graves sonnent vides, secs, alors que son aigu demeure, en regard, étonnamment bien assuré. Le premier air (I-2) ressemble même à une imposture, chanté piano, vocalise scolaire, éloquence de boudoir. Le personnage aura du mal à se départir de ce parfum sucré et doucereux, sans panache ni fougue, conquérant en chambre, adolescent caractériel qui ne se ressaisit que pour des "Amaz'd to find the foe so near" (II-1) et "Destructive war" (III-3) d'intonation et de facture plus affirmées à défaut d'être réellement idiomatiques. Le problème est moins flagrant pour le Daniel de Taylor. Le personnage est d'essence plus passive et sa partie plus contemplative. Le timbre léger, sans réelle couleur est celui, archétypal, de contre-ténor, qui s'épanouit magnifiquement dans les dynamiques inférieures, les lignes soutenues et les tempi hédonistes. Son "Oh sacred oracles" (I-3) est parfaitement calibré, l'émission est très libre et l'art admirable. Pourtant la chair manque à cette voix androgyne, la dynamique élevée met irrémédiablement en danger l'intonation et l'on aurait finalement aimé plus de carnation, plus d'humanité à ce prophète (comment ne pas penser au timbre de braise de Marjana Mijanovic en live, avec Jacobs !) dont l'éloquence reste bien convenue pour un "No ! To thyself thy trifles be" (II-2) sans vertige. Le rôle de la reine Nitocris est peut-être plus facile à distribuer parce qu'il ne fait pas appel à un tempérament particulièrement dramatique. Mais la technique doit être éprouvée, et l'agilité n'être jamais trop démonstrative chez cette mère torturée par le sens du devoir, surtout dans son "The leafy honours of the field" (I-4). Rosemary Joshua n'a pas une voix à la personnalité particulièrement affirmée, très homogène cependant, d'un beau grave à un aigu très rond, sans aigreur, et elle met surtout beaucoup de talent, une humanité radieuse et une profonde tendresse dans son portrait de la reine et l'air évoque même souvent la sensualité troublante de sa Semele (sans qu'il y ait là contresens gênant).

Il y a enfin deux réussites incontestables dans ce concert. Le Gobrias de Christopher Purves d'abord, traître et hâbleur mais père déchiré, royal de timbre, aigu percutant et grave assuré, se permet de succulentes harmonies imitatives dans son "Bold the monstuous human best" (I-2). Paul Agnew enfin est le grand triomphateur de la soirée (mais pas de la fable), sans que l'on puisse jamais vraiment décrire son timbre si particulier, sans que l'on puisse exprimer les sentiments provoqués par ces graves sombres, chargés d'électricité, par ces aigus sans radiance et pourtant si brillants. Son tyran reste pourtant dans la mémoire, avec sa fierté ridicule et son port de potentat d'opérette. L'artiste cultive le second degré avec talent et joue d'une vocalise idéale dans une chanson à boire ("Let festal joy triumphant reign ! ", I-4) à l'ébriété très justement calculée qui reste l'un des moments les plus vivants du concert.

Inégale donc, la représentation laisse sur sa faim, sans doute parce qu'elle dévoile malgré tout trop de réelles beautés pour ignorer que cet oratorio est un vrai chef d'oeuvre dont on n'a plus envie de se passer.
 
 
 

Benoît BERGER
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