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MARSEILLE
20/11/05

Stéphanie D'Oustrac
Benjamin BRITTEN (1913-1976)

PHAEDRA

Cantate dramatique pour mezzo-soprano et petit orchestre, opus 93
Livret de Robert Lowell d’après Phèdre de Jean Racine


Henry PURCELL (1659-1695)

DIDO AND AENEAS

Opéra en trois actes et un prologue
Livret de Nahum Tate, inspiré du livre IV de l’Enéide de Virgile

PRODUCTION DE L’OPERA DE NANCY ET DE LORRAINE

Mise en scène, décors, costumes, Yannis Kokkos
Assistante, Emmanuelle Bastet
Mouvements chorégraphiés, Richid Springer
Lumières, Patrice Trottier
Continuo, Yvon Repérant

Phèdre, Didon, Stéphanie d’Oustrac
L’ombre de Phèdre, Richild Springer
Belinda, Isabel Monar
Deuxième dame, Sin Nyung Hwang
La magicienne, un esprit, Svetlana Lifar
Première sorcière, Yu Ree Jang
Deuxième sorcière, Christine Labadens
Enée, Paulo Szot
Un marin, Bruno Comparetti

Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille
Chef du chœur, Pierre Iodice
Direction musicale, Sébastien Rouland

Marseille, 20 novembre 2005

Un public du dimanche après-midi qui ne se rue pas dès les dernières notes vers la sortie ou vers les toilettes, mais reste en place à applaudir et même acclamer les participants, voilà le tour de force réussi avec ce spectacle initialement produit par l’Opéra de Nancy et proposé actuellement à l’Opéra de Marseille.

Regroupant deux oeuvres inspirées par la mythologie grecque à des compositeurs anglais, et jamais encore représentées près de la Canebière, ce programme allie le XVIIème et le XXème siècles. Si l’opéra de Purcell est relativement célèbre parmi les lyricomanes, la cantate de Britten est beaucoup moins connue. Cette œuvre de complément résume en à peine plus d’un quart d’heure l’acmé de la tragédie de Phèdre à partir de ses monologues chez Racine.

Dans le prologue qu’elle chante le visage dissimulé par un voile Phèdre avoue à une Oenone invisible la naissance de sa passion; suit un récitatif où elle en décrit les effets ravageurs; puis c’est un presto dans lequel elle presse Hippolyte de la frapper pour la punir ; dans un nouveau récitatif adressé à Oenone elle souhaite mourir pour ne pas affronter le retour de Thésée et les accusations éventuelles d’Hippolyte ; enfin dans un adagio elle se libère en disant la vérité avant d’expirer empoisonnée.

Vêtue de rouge, passion, pourpre et sang, Stéphanie d’Oustrac module avec conviction une partie qui ne met jamais en danger ou en défaut sa voix, soutenue par une formation réduite où brille une basse continue éloquente, légèrement dissonante ou obsessionnelle, dans une orchestration subtile que les percussions rythment sobrement.

L’espace asymétrique est délimité par une cloison oblique où Phèdre cherche appui entre vacillation et prostration ; le fond de scène est plongé dans le noir; un personnage s’en détache à peine, qui disparaît puis reparaît grâce au jeu des lumières, avant de venir en scène à la fin, hiératique comme une divinité infernale.

La beauté des images et de la cantatrice s’allient à la qualité de la musique et à celle de l’exécution, aussi bien vocale qu’instrumentale, pour faire de ce hors d’œuvre une entrée en matière délicieuse malgré son caractère dramatique.

Cette métamorphose des spectateurs en pervers tirant leur jouissance du malheur de belles héroïnes, l’opéra de Purcell la renouvelle et l’amplifie, par le jeu des réminiscences culturelles auquel Yannis Kokkos se livre.

Quand le rideau se lève c’est une toile du Lorrain qui s’offre à nos yeux émerveillés, peut-être une version de La vue de Carthage avec Didon et Enée que l’on peut voir à Hambourg. Derrière la mousseline sur laquelle elle est projetée, des éléments scéniques solides qui délimitent un parvis à degrés entre un temple et une forteresse semblant issus du tableau. Tandis que Didon, de profil à jardin, attend immobile la fin de l’introduction du prologue, des formes d’abord indistinctes vont se préciser.

Il s’agit de sa suite, composée d’êtres ambigus, que distingue seule leur voix puisqu’ aussi bien, masculins et féminins, ils sont vêtus de longs et amples manteaux de cour de couleur framboise surmontés d’une fraise à larges plis sur laquelle leur tête chauve couronnée de laurier semble posée. Plus tard vêtus à l’identique mais de sombre pour incarner les sorcières, puis de blanc dans l’épisode de la chasse, enfin comme dans la scène initiale, ils composent par leurs mouvements synchrones un lent ballet de cour ou un sabbat toujours en accord avec la musique.
 
La grotte des sorcières est un antre obscur où la magicienne apparaît comme flottant entre les mondes, émanation des ténèbres où grouillent les sorcières. Enée, comme Jason dans la récente Médée de Yannis Kokkos, porte un plastron doré qui en fait un modèle pour statuaire.

Le bosquet de la scène de la chasse ramené à trois arbres stylisés qui disparaissent dans les cintres, la tête de sanglier est virtuelle, tout concourt à célébrer l’art de l’artifice, à créer l’enchantement, en particulier les lumières, les projections d’images comme l’immense vague qui accompagne l’évocation de la tempête devant détruire les vaisseaux des Troyens ou ces mini-vaisseaux dorés tombant des cintres et flottant dans l’espace.

La séparation de Didon et Enée est sobre et forte, et l’affliction qui accompagne la mort de la reine est rendue de façon communicative, le chœur quittant le plateau en sorties successives réglées minutieusement, tandis que l’être mystérieux qui avait accompagné Phèdre chez les morts survient auprès de la souveraine de Carthage pour accompagner son dernier voyage.

Le charme puissant de cette réalisation scénique aurait pu souffrir d’une exécution musicale ratée. Fort heureusement, les musiciens retenus pour ces représentations doivent aimer cette musique, car ils la servent avec toute la délicatesse qu’elle requiert. Sébastien Rouland insuffle à l’ensemble une clarté d’accents où noblesse, gaieté, compassion, sonnent juste et accompagne les chanteurs avec souplesse et discrétion.

Ces derniers sont tous bons, à commencer par les chœurs, dont il faut louer sans réserve la performance, aussi bien vocale que scénique. Paulo Szot incarne un Enée mâle et convaincant ; Bruno Comparetti fait de son air un moment brillant . Les sorcières, Svetlana Lifar en tête, sont vénéneuses et ricanantes à souhait. La deuxième dame et Belinda, elles, sont aussi gracieuses que possible.

Stéphanie d’Oustrac est une Didon à la solitude perceptible, dont la détresse est d’autant plus touchante qu’elle a tenté de résister à cette puissante attraction ; son air final, où cette jeune femme sculpturale quitte la vie dans une robe blanche qui souligne la beauté de son corps et chante le déchirant Remember me porte à son comble la jouissance de l’auditeur pervers.

Et à en juger par la chaleur et la durée des applaudissements, ils étaient nombreux ce dimanche après-midi à avoir connu l’extase !
Maurice SALLES
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