C O N C E R T S 
 
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PARIS
17/10/05
 Angela Denoke © Johannes Ifkovits

CARDILLAC
Opéra en trois actes et quatre tableaux (version de 1926) de Paul Hindemith
Livret de Ferdinand Lion
D’après la nouvelle de E.T.A Hoffmann Das Fräulein Von Scuderi

Mise en scène André Engel
Décors Nicky Rieti
Costumes Chantal de La Coste-Messelière
Lumières André Diot
Dramaturgie Dominique Muller
Chorégraphes Frédérique Marie-Nicole Chauveaux et Françoise Gres

Cardillac Alan Held
Die Tochter Angela Denoke
Der Offizier Christopher Ventris
Die Dame Hannah Esther Minutillo
Der Kavalier Charles Workman
Der Goldhändler Roland Bracht
Anführer der Prevote Stephen Gadd

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

Direction musicale : Kent Nagano

Opéra-Bastille, le 17 octobre 2005

Note de la rédaction : l'accréditation de Forum Opéra à l'Opéra de Paris étant conditionnée par des contraintes que nous considérons comme de l'ingérence à notre ligne éditoriale, nous avons préféré chroniquer les spectacles de l'institution parisienne sans bénéficier de places de presse. L'Opéra de Paris nous a donc fait savoir que nous ne pourrions pas utiliser de photos de leurs productions. Veuillez nous excuser de ce désagrément mais il nous semble primordial de préserver notre liberté de parole.


Créé le 9 novembre 1926 à Dresde, Cardillac est un ouvrage quasiment contemporain de l’Erwartung de Schönberg (1924), du Doktor Faust de Busoni (1925), du Wozzeck de Berg (1925), mais aussi du Turandot de Puccini (1926), de L’Affaire Makropoulos de Janacek (1926), ou même du Paganini de Lehar (1925) ! C’est dire l’extraordinaire richesse et l’éclectisme de la vie musicale des années 20, qui compte également comme compositeurs lyriques notables Milhaud, Honegger, Boito, Giordano ou Stravinsky.

Tout ceci pour dire que Cardillac n’est pas, et ne peut pas être, une œuvre aboutie (Hindemith remaniera profondément sa partition dans les années 50), mais reste plutôt le manifeste d’une démarche musicale très personnelle, respectueuse d’un certain classicisme dans la forme (dix-huit numéros s’enchaînent : aria, duo, canon, passacaille …) mais très originale sur le fond, notamment par la manifestation d’une indépendance entre la musique et la scène (1). Ainsi, les ébats amoureux entre le Chevalier et sa Dame, qui pourrait être prétexte à un duo spectaculaire, sont traités sous forme de pantomime.

Autre exemple, en dehors de Cardillac, les personnages sont peu développés et se limitent (volontairement) à des types : ils n’ont d’ailleurs pas de nom, ce qui contribue à les déshumaniser.

Hindemith se situe donc dans la continuité de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle objectivité), « mouvement opposé à l’expressionnisme et bannissant le pathos et la sentimentalité pour une approche aussi « objective » que possible de la réalité ».

C’est sans doute pourquoi Cardillac, régulièrement monté dans les théâtres allemands néanmoins, est resté jusqu’à présent un plaisir d’intellectuel plutôt qu’un ouvrage grand public.

Le livret de Ferdinand Lion, est inspiré d’une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry, personnage supprimé par le librettiste, parabole de l’artiste qui cherche à se réapproprier son œuvre (2). Il raconte l’histoire de Cardillac, un orfèvre génial, tellement attaché à ses œuvres qu’il assassine tous ses clients pour récupérer ses bijoux,

L’action se situe à Paris, sous Louis XV, alors que la ville vit dans la crainte devant une série de meurtres inexpliqués. Le Chevalier a remarqué que les victimes étaient toutes des clientes récentes de Cardillac. Il s’en ouvre à la Dame, dont il compte faire sa maîtresse et celle-ci le met au défi de lui acheter un bijou. Le Chevalier s’exécute (c’est le mot) en faisant  l’acquisition auprès de Cardillac de son plus bel ouvrage. L’acte se termine par le meurtre du Chevalier pendant ses ébats amoureux.

Cardillac reçoit le Marchand venu lui vendre un or de mauvaise qualité que l’orfèvre refuse. Cardillac l’interroge sur le signe de croix qu’il l’a vu faire en entrant dans son atelier. Le Marchand explique le mystère qui entoure dorénavant l’artiste dont les clients meurent systématiquement. En lui-même, le Marchand se promet d’observer l’atelier la nuit.

Cardillac laisse son échoppe à la garde de sa fille ; celle-ci reçoit alors son soupirant, un jeune Officier, auquel elle se refuse par devoir filial.

Au retour de son père, la jeune fille lui confie son amour, ce qui laisse l’orfèvre, occupé à son art, totalement indifférent, au grand désarroi de la jeune fille.

La cour royale se déplace chez l’orfèvre, mais celui-ci refuse de vendre la moindre de ses créations, remettant à plus tard la fourniture d’une œuvre plus belle encore.

Alors qu’il cèle le bijou qu’il a arraché la nuit précédente au Chevalier, l’Officier entre et lui demande « sa plus belle création ». Au grand soulagement de Cardillac, il s’agit de sa fille et non d’une de ses parures.  Cardillac accorde bien volontiers la main de sa fille, mais avec beaucoup plus de réticences la chaîne en or que l’Officier compte lui offrir.

Au troisième acte, Cardillac (surveillé par le Marchand) agresse l’Officier pour récupérer le bijou. Le Marchand appelle la garde à la rescousse, mais quand les protagonistes sont enfin réunis, l’Officier se ravise et accuse le Marchand bien qu’il sache l’identité du vrai coupable. Mais Cardillac, ne supportant pas le poids de sa culpabilité, déclare connaître le vrai criminel et, menacé par la foule (3), confesse ses crimes, les justifiant par son amour de l’Art. Lynché par l’assistance, Cardillac s’éteint aux pieds de sa fille, sans un regard pour celle-ci, en embrassant une dernière fois le collier d’or que porte l’Officier.

Sur cette intrigue ramassée, Hindemith a composé un ouvrage court (moins d’une heure et demie), donné sans entracte, ce qui contribue à soutenir l’intérêt, les scènes se succédant sans solution de continuité dans les magnifiques et spectaculaires décors art-déco de Nicky Rieti.

André Engel justifie le choix d’une transposition de l’ouvrage dans le Paris des années 20, en faisant de Cardillac une sorte de Fantômas. Il faut bien mal connaître l’œuvre de Souvestre et Allain pour faire un tel rapprochement. Esthétiquement, l’univers de Fantômas, c’est le Paris d’avant la première guerre mondiale, un Paris inquiétant fait de rues sinistres et de chantiers à l’abandon ; Fantômas est un être sans passion, sauf pour sa fille Hélène ; il n’est jamais impulsif dans ses crimes, souvent très raffinés, et reste incapable du moindre sentiment de culpabilité …

La traduction scénique de ce parti pris ne se retrouve même pas dans les costumes (fort beaux) de Chantal de La Coste-Messelière, qui fait de Cardillac une sorte d’Arsène Lupin.

Beau spectacle donc, efficace, mais finalement pas beaucoup plus « intelligent » qu’une production de Zeffirelli au Metropolitan (à ceci près que le metteur en scène italien signe aussi les décors et les costumes, sans se tromper d’époque : l’expérience…).

L’ouvrage justifiait-il d’ailleurs « la production la plus chère de la saison » ? On n’est en effet pas très éloigné des heures de gloire du « Grand Opéra », où le public se pressait pour admirer décors et costumes, compter les figurants et les éléphants, mais sans toujours goûter la musique… A la fin de ce spectacle, on peut même légitimement se demander si les applaudissements ne vont pas avant tout à Nicky Rieti !

Vocalement, le plateau est dominé par le Cardillac d’Alan Held, voix puissante, belle incarnation, mais timbre un peu quelconque.  

Le jeune Christopher Ventris est un Officier vaillant, au timbre d’argent, très investi scéniquement mais un peu fatigué sur la fin toutefois.

Angela Denoke déçoit largement dans la fille de l’orfèvre, rôle qu’elle minaude plus qu’elle ne le chante, du moins le soir du 17 octobre.

En Chevalier, Charles Workman semble avoir définitivement renoncé à toute émission en voix de poitrine, ce qui rend l’écoute un peu pénible à la longue, mais il reste néanmoins d’une grande musicalité.

Dans le rôle assez court de la Dame, Esther Minutillo dispense une belle voix bien conduite ; on n’en dira pas autant du Marchand d’or de Roland Bracht, bon acteur mais piètre chanteur.

Magnifiquement préparés, les chœurs sont époustouflants, contribuant à donner à l’ouvrage l’ampleur qui lui manque pour une salle de cette dimension (l’œuvre est conçue pour une formation de chambre).

A la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, Kent Nagano fait davantage preuve de délicatesse que d’énergie, n’hésitant pas à introduire à l’occasion un peu de pathos dans les scènes les plus dramatiques ; une « trahison » qui contribue à rendre plus attachants les personnages d’Hindemith.

 Placido Carrerotti


1.     La partition du troisième acte fut achevée avant même que Hindemith en ait le texte définitif

2.     Hindemith manifestera les mêmes symptômes en révisant entièrement son ouvrage en 1952, puis en interdisant que la version de 1926 soit montée !

3.     Passacaille avec 22 variations !

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