OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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PARIS
14/06/2008

René Jacobs
© Yanez Alvaro


Georg Friedrich Haendel (1685-1759)

Giulio Cesare in Egitto (1724)

Livret de Nicolas Haym


Sandrine Piau : soprano (Cleopatra)
Malena Ernman : mezzo-soprano (Sesto)
Christophe Dumaux : contre-ténor (Tolomeo)
Kristina Hammarström : mezzo-soprano (Cornelia)
Nicolas Rivenq : baryton (Achilla)
Andrew Radley : contre-ténor (Nireno)
Andrew Davies : baryton-basse (Curio)

Freiburger Barockorchester
René Jacobs : direction
Lawrence Zazzo : contre-ténor (Giulio Cesare)

14 juin 2008, salle Pleyel, Paris

version de concert

Veni, vidi, vici


Dieu sait que nous sommes exigeants à propos de cette œuvre phare du « caro Sassonne », où la luxuriance orchestrale n'a d'égale que l'invention mélodique de chaque instant, et dont la partition trône sur l'une de nos étagères aux côtés de six versions discographiques ou en DVDs. C'est donc avec une impatience mêlée de crainte que nous avons approché le monument haendélien, heureux de passer quelques 3 heures sous la baguette de René Jacobs à qui l'on doit sa redécouverte intégrale, et hésitant aussi à l'idée de pouvoir être déçu par les choix interprétatifs ou les chanteurs assemblés ce soir-là.

L'ouverture. Vive, presque trop. Un peu sèche, très incisive. La section fuguée, pas assez bondissante dans sa basse continue. On attend. Et après le pétulant chœur d'entrée, voici Lawrence Zazzo qui débarque en Egypte, engoncé dans sa vareuse à col officier. "Presti omai" exulte avec morgue le héros, laissant admirer un timbre cuivré, d'une extrême stabilité, superbement agile dans les coloratures dès le premier air. Telles l'Egypte et Cléopâtre, nous voilà conquis. Et ce César en pleine force de l'âge, à la fois arrogant et enfantin, loin du noble Bowman ou du grisonnant Scholl opte résolument pour la parure du guerrier. Le "Non e si vago" est plus grivois que charmant, le "Va tacito" très rythmé et à la limite de la témérité, le "Se in fiorito" espiègle et donnant lieu à un déferlement pyrotechnique (ah, qu'il est difficile de chroniquer un Giulio Cesare sans collectionner un catalogue d'airs, tant cet opéra rassemble de "tubes baroques"). Seul le "Aure deh, per pietà" a peiné à convaincre, Zazzo altier et en totale possession de ses moyens chantant avec trop de fermeté et de vigueur pour camper un général perdu et hagard, échoué sur le rivage, et recherchant son destin au milieu de ses légions perdues.

Mais que serait César sans sa Cléopâtre ? Là-encore, nous voici contraints aux superlatifs tant la performance de la soprano appelle les louanges. Passons un œil à la fois ravi et amusé sur le trio de jolies robes arborées par la soprano (rouge pour la pharaonne déguisée en Lydia, noire, puis blanche pour le mariage final) pour nous concentrer sur ce chant d'une infinie richesse et qui n'est pas sans rappeler celui de Lynne Dawson. En effet, cette Cléopâtre est une femme fatale antique à l'élégance altière. La femme amoureuse passe au second plan devant une souveraine racée, grande figure tragique dans ses airs de désespoir ("Se pietà" et "Piangerò"). Pour cela, Sandrine Piau soigne les articulations et les nuances, laisse s'épanouir le phrasé, sculpte avec précision les ornements, trille à merveille (ah, que nous aimons un trille bien exécuté !). Les aigus sont consistants et purs, le timbre soyeux mais décidé. On regrettera que Jacobs nous ait privé de la reprise du "Venere bella" où la belle intrigante s'endort prématurément avant le da capo. Sinon, les coloratures du "Da tempeste" sont impeccablement exécutées, avec plus de classe que de fureur, et l'interprétation d'une indéniable grâce. Voici donc une Cléopâtre en grande tenue de Reine, conspiratrice née, mais qui n'évolue pas vraiment psychologiquement au cours de l'action. Loin de la jolie timidité de Barbara Schlick, de la vénénosité de Magdalena Kozenà, ou de la fraîcheur de Danielle de Niese, Sandrine Piau a choisi la souveraine impérieuse et qui a capturé le Romain dans ses filets.

Troisième concert d'éloges : Christophe Dumaux, le « bad boy » à qui le rôle de Ptolémée va comme un gant depuis Glyndebourne avec Christie. Le contre-ténor se délecte à dépeindre un Ptolémée immature, névrotique, hyperactif et mentalement dérangé, aboyant les vocalises, brisant la ligne mélodique ("Domerò"), cassant les changements de registres un peu à la manière d'un Dominique Visse. La musicalité en prend un coup, le drame en ressort survitaminé, et la caractérisation totalement différente de la force tranquille césarienne. Voilà un méchant façon "cartoon ou James Bond", assez inoffensif il faut l'avouer, mais follement jubilatoire. Seul Derek Lee Ragin avait fait du frère de Cléopâtre une réelle menace.

Le reste du plateau, d'un très bon niveau, se retrouve toutefois un peu éclipsé par les superbes premiers rôles. Si le Sesto de Malena Ernman dénote une redoutable vélocité dans les airs de vengeance, les aigus sont un peu tirés, le placement parfois hâtif (la faute aux tempi très enlevés aussi), le timbre peu androgyne. Kristina Hammarström campe une Cornelia effacée, très juste ("Prima d'ogni") mais sans grande projection. Le duo "Son nata a lagrimar", trop rapide, a perdu en poésie. Enfin, Nicolas Rivenq a conservé sa voix profonde et chaleureuse, mais le soldat paraît terriblement résigné, ses élans amoureux envers la matrone romaine peu convaincants ("Tu sei il core" passif), et ses da capos assez spartiates.

Et le Freiburger Barockorchester ? Et René Jacobs ? D'abord, les choses qui fâchent : outre ce "Venere bella" tronqué, on notera une étrange façon de compresser et de superposer certains récitatifs pour donner plus d'urgence, la ré-écriture de quelques autres (de mémoire : une intervention de Nireno avant le "V'adoro", la mort d'Achilla où il manque le "Questo sigillo tu prendi" ce qui fait que César, seul, va défaire toutes les hordes de Ptolémée et libérer Cléopâtre, la mort de Ptolémée tout bonnement escamotée et remplacée par un récitatif de Sesto intercalé avant le duo conclusif), une introduction du "Cara speme" au clavecin. Cela mis à part, l'orchestre s'est montré dense et incisif, avec des cordes très saillantes, une basse continue colorée (la présence d'une guitare était la bienvenue), des cors rutilants quoique parfois d'une justesse approximative (superbe "Va tacito" mais sinfonia finale assez bricolée). La précision dans les départs est tout à fait remarquable, avec une réelle cohérence de l'ensemble particulièrement perceptible dans les introductions des airs. Et l'idée de faire jouer un duo de violoniste pour la partie soliste du "Se in fiorito" s'avère tout à fait réjouissante. Avec ses 60 ans bien sonnés, René Jacobs démontre avec brio – si besoin était – qu'il reste un très grand chef haendélien. Et le public survolté à la fin de la représentation ne nous démentira pas.



Viet-Linh NGUYEN
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