C O N C E R T S
 
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REGGIO EMILIA
02/03/2004

Claudio Abbado
COSI FAN TUTTE

Opéra de Wolfgang Amadeus MOZART
Livret de Lorenzo Da Ponte

Mise en scène : Mario Martone
Décors : Sergio Tramonti
Lumières : Pasquale Mari
Costumes : Vera Marzot
Production du Teatro Communale di Ferrara / Ferrara Musica
Coproduction Teatro Communale di Modena & Teatri di Reggio Emilia

Rachel Harnisch : Fiordiligi
Stella Doufexis : Dorabella
Daniela Mazzucato : Despina
Charles Workman : Ferrando
Nicola Ulivieri : Guglielmo
Ruggero Raimondi : Don Alfonso

Malher Chamber Orchestra
Coro Athestis

Direction : Claudio Abbado

Continuo : Enrico Maria Cacciari (clavecin)
& Constantin Pfitz (violoncelle)

Reggio Emilia,
Teatro Municipale Valli, le 2 mars 2004



MOZART A LA POINTE SECHE

Créé en 2000 au festival Ferrara Musica, cette production de Così fan tutte reprend la route pour une mini tournée dans les villes de Ferrare, Modène et Reggio Emilie (1).

Le décor est d'une grande simplicité (il s'agit d'un spectacle qui doit tourner dans plusieurs théâtres du nord de l'Italie) : un faux plancher sur lequel sont installés deux lits ; sur le reste du plateau, quelques meubles ici et là : armoire, bancs... Tout au tour de la scène, on retrouve les praticables déjà utilisés par Ronconi pour le Viaggio et qui permettent aux interprètes de chanter devant l'orchestre au gré des situations.

La mise en scène repose une fois de plus sur "le théâtre dans le théâtre" : Despina disparaît dans la fosse à l'issue d'un air ; des musiciens en frac accompagnent un chanteur sur scène le temps d'une scène ; l'aimant du Dr Messmer est un triangle obligeamment prêté par un instrumentiste ; Don Alfonso déjeune dans une avant scène ; les deux "Albanais" menacent de se suicider au milieu du parterre ; au second acte, Claudio Abbado arrive avec ses interprètes en passant par la scène avant de regagner la fosse en empruntant un escalier composé de malles ; le bateau qui emporte Ferrando et Guglielmo est un dessin sur un drap qui progresse le long d'une corde à linge, etc.

Au milieu de toutes ces inutiles facéties, difficile de croire au drame : Così n'est pas qu'une comédie, or toute la mise en scène de Mario Martone reste au niveau de l'anecdotique, apportant un effet de distanciation involontaire. Choix étonnant de la part d'Abbado, maître d'oeuvre de ce spectacle : on peut supposer qu'il aura préféré éviter de travailler avec une forte personnalité théâtrale pour pouvoir modeler lui-même ses interprètes, ce qui nous prive de la richesse potentielle d'une semblable confrontation.

Ruggero Raimondi fait ici ses débuts en Don Alfonso : a priori, l'idée de faire appel au Don Giovanni le plus charismatique de ces 30 dernières années, était intellectuellement intéressante : malheureusement, la direction d'acteur n'explore pas cette piste et le grand Ruggero, plutôt que de camper un double cynique et désabusé du séducteur, se contente d'une incarnation sympathique mais moins originale, plus proche de son Don Profondo du Viaggio a Reims.

Vocalement, Raimondi n'est plus que l'ombre de lui-même : pas mal de notes instables trahissent une technique qui a toujours été médiocre et que les moyens actuels ne suffisent plus à compenser. Heureusement, le rôle n'est pas trop difficile et l'artiste réussit à tirer son épingle du jeu sans trop de casse. Relative déception donc, mais sans véritable surprise ; notre plaisir est ailleurs, c'est celui d'avoir pu, par moments, retrouver l'écho d'un âge d'or révolu.

A ses côtés, Daniela Mazzucato est une Despina pétulante et qui brûle les planches : ses interventions en médecin et en notaire sont astucieusement caractérisées : voix grave complètement poitrinée dans un premier cas (avec des sauts de registres cocasses en voix de tête), voix de tête nasillarde pour le second. Vocalement, on sent quand même le passage des ans, notamment à l'occasion du premier air de l'acte II, "Una donna a quindici anni", dont les aigus lui posent quelques problèmes. Toutefois, le couple avec Don Alfonso fonctionne très bien.

Nicola Ulivieri est un Guglielmo sympathique, assez vert néanmoins : une émission un peu claironnante avec une certaine insolence, une technique pas toujours accomplie (voilà typiquement le genre de voix qui ne dure pas longtemps si elle aborde des rôles trop lourds !). Le volume n'est pas impressionnant, mais suffit dans l'acoustique favorable du lieu.

Charles Workman incarne Ferrando avec les qualités et les défauts qu'on lui connaît : un véritable engagement, une puissance supérieure à celle de bien des ténors mozartiens actuels, mais aussi une tendance, s'aggravant avec les années, au recours systématique à la voix mixte dans l'aigu. Les changements de registres sont assez habilement négociés, mais on retrouve dans les aigus ce gloussement de poulet qu'on étrangle, assez caractéristique du chanteur. Ces défauts sont un peu pénibles dans l'air de bravoure "Ah, lo veggio" de l'acte II, habituellement coupé et ici rétabli (sans coupures, la soirée dépasse les 3 heures de musique) : certes, Workman l'aborde crânement et sans tricher, mais on est loin des moyens nécessaires qui sont plutôt ceux d'un Rockwell Blake à son zénith. Dans ces conditions, les deux ou trois3 hués qui l'ont accueilli aux saluts m'ont paru exagérées au regard de l'investissement de l'artiste (2). 

A ce stade de sa carrière et compte tenu de sa notoriété, comment Claudio Abbado a-t-il pu s'encombrer de Rachel Harnisch pour incarner Fiordiligi ? C'est un mystère. Cette jeune et jolie chanteuse, qu'on pourrait croire encore au conservatoire, n'a ni les moyens vocaux ni la technique pour aborder un rôle aussi difficile. Le plus désagréable, c'est l'absence totale de son dans le bas médium, ce qui l'amène, soit à poitriner outrageusement les notes dans ses grands airs, soit à être totalement inaudible quand elle se contente de détimbrer les notes graves. Le haut médium est assez joli, les aigus sont bien couverts, mais les suraigus posent aussi problème : la conclusion de "Come scoglio" est d'ailleurs assez pitoyable. Dans ces conditions, inutile d'attendre autre chose qu'une incarnation générique : cette jeune artiste se concentre avant tout sur la partie vocale, avec le louable souci de sauver les meubles.

Autre interrogation, le choix de Stella Doufexis en Dorabella : cette fois, pas de problèmes vocaux (il faut dire que le rôle est moins exigeant que celui de Fiordiligi) mais quel manque de caractérisation ! Voilà une interprète qui traverse la représentation en réussissant à passer quasiment inaperçue...
Certes, il arrive que de tels rôles soient parfois prétexte à des numéros de divas : l'opéra e nest réduit à n'être plus qu'un écrin pour quelques grands airs interprétés avec brio comme des pièces de concert. Dans ces conditions, on peut comprendre que Claudio Abbado ait pu choisir de faire appel à des chanteurs moins expérimentés, dans le souci d'une interprétation plus proche de théâtre avec une équipe rodée et motivée. 
Mais il y a quand même des limites ! Comment peut-on d'un côté, auprès de stars du chant, jouer les accompagnateurs de luxe pour l'enregistrement de récitals aux programmes dignes d'une foire au jambon, et de l'autre accepter des chanteurs à ce point insuffisants pour une représentation scénique dont on maîtrise l'organisation de A à Z ? 

Néanmoins, l'illustre maestro fait des miracles au pupitre : bénéficiant d'instrumentistes exceptionnels, Claudio Abbado cisèle la partition avec une précision incroyable, faisant ressortir l'orchestration dans des détails inouïs (aux deux sens du terme); ce raffinement n'est d'ailleurs jamais gratuit, mais toujours lié à la situation dramatique : dans les airs de Fiordiligi ou de Dorabella, c'est bien l'orchestre qui nous instruit le mieux des sentiments des personnages. Ajoutez à cela une vivacité incroyable, culminant notamment dans le finale du I pour lequel Abbado impose à ces chanteurs de quitter la scène de tous côtés en sautant littéralement par-dessus les meubles : orchestre, interprètes et mise en scène, tout est ainsi au diapason et au service du théâtre.

Une réserve personnelle néanmoins sur l'Orchestre de Chambre Malher : je dois avouer que j'ai un peu de mal à apprécier pleinement cette sonorité, à mi-chemin entre celle d'une formation d'instruments anciens et celle d'une phalange symphonique traditionnelle ; je n'y retrouve ni la légèreté de la première ni la somptuosité de la seconde, mais plutôt un son un peu rêche, une couleur un peu trop uniforme qui finit par lasser.

Au global, une bonne soirée dont on sort avec la légère amertume d'une belle occasion un peu gâchée.
 
 

Placido CARREROTTI

Notes
1. Deux distributions alternent : si la première présente quelques noms connus, la seconde est encore moins expérimentée.
2. Une anecdote pour la route : en 1987, j'avais pu voir en ce même théâtre une représentation de "Rigoletto" réunissant Leo Nucci, Alfredo Kraus et Luciana Serra pour une seule soirée ; las ! Il s'agissait d'une production du Teatro Regio de Parme qui venait de lui faire un triomphe exceptionnel (un témoignage en existe chez Hardy Video) : pas assez bon pour Reggio ! Le public jaloux applaudissait mollement, guettant sans résultat la faute chez les solistes ; de dépit, le poulailler s'en prit à l'orchestre (de Parme) copieusement et injustement hué. Depuis, je regarde chaque année le programme de la saison et il aura fallu 17 ans pour que j'y trouve quelque chose qui justifie que j'y revienne : et bien, ces messieurs font toujours les difficiles et les airs ont été pratiquement tous accueillis par un silence glacial ou par des "chut !" plutôt grossiers quand quelques applaudissements se manifestaient.
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