C O N C E R T S
 
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GENEVE
09 & 10/11/2006
  
(répétition - distribution A)
Monica Groop (Dorabella) avec Tomislav Muzek (Ferrando)
et Marcella Orsatti Talamanca (Fiordiligi) avec Stephan Genz (Gugliemo)
© Photo : GTG/Isabelle Meister

Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)

COSI FAN TUTTE

Opéra bouffe en deux actes
Livret de Lorenzo da Ponte

Nouvelle production
Coproduction avec Angers Nantes Opéra

Mise en scène, Jean Jourdheuil
Décors et costumes, Mark Lammert
Lumières, Lothar Baumgarte

Fiordiligi, Marcella Orsatti Talamanca *
 Serena Farnocchia **
Dorabella, Monica Groop *
 Liliana Nikiteanu **
Despina, Janja Vuletic *
 Corinna Mologni **
Ferrando, Tomislav Musek *
 Juan Jose Lopera **
Guglielmo, Stephan Genz *
 Thomas Oliemans **
Don Alfonso, Bo Skovhus *
 Gilles Cachemaille **

Orchestre de la Suisse Romande
Chœur du Grand Théâtre de Genève (direction Ching-Lien Wu)

Direction musicale, Nicolas Chalvin

 * les 8,10,13,16 et 18 novembre
** les 9,11,14,17,et 19 novembre

Genève, les 9 et 10 novembre 2006, BFM

Excellente direction musicale, distributions satisfaisantes, aspect visuel déconcertant, telles sont les caractéristiques de la nouvelle production de Cosi fan tutte à l’opéra de Genève.

Appelé en urgence quelques jours seulement avant la première, après le retrait de Stephen Kovacevich dont la présence sur le podium devait constituer un des atouts de ce nouveau spectacle, Nicolas Chalvin démontre dès l’ouverture une compréhension profonde de l’œuvre. En communion avec l’orchestre, qui l’accueille à ses entrées dans la fosse en manifestant son approbation, il imprime à l’ouverture une dynamique nerveuse, où les contrastes rythmiques, la netteté des cordes, la volubilité des vents libèrent comme une évidence la dialectique ironique qui est l’esprit même de Cosi. Cette lumineuse lecture est maintenue jusqu’au bout. Une gageure, du grand art.

Sur la scène Gilles Cachemaille (9) et Bo Skovhus (10) prêtent leur stature imposante et leur prestance à Don Alfonso, conçu comme un Don Giovanni sur le retour. Avantage au second, tant physiquement que vocalement. Sa voix est plus fraîche, même si par moments la projection est limitée.

Ferrando est dévolu à Juan Jose Lopera et à Tomislav Musek. Le ténor colombien, dont la voix s’est étoffée, est honorable comme acteur et chanteur, en dépit de quelques sons légèrement nasalisés dans la zone aiguë. Le ténor croate, interprète du rôle depuis près de sept ans, parvient à de belles nuances mais comme à Toulouse la saison dernière l’émission ne semble pas toujours bien contrôlée, et l’aisance scénique reste minimale.
Guglielmo revient soit à Thomas Oliemans, soit à Stephan Genz. Est-ce, pour ce dernier, la baisse de tension d’une deuxième représentation ? Il nous a semblé moins convaincant scéniquement et moins séduisant vocalement que son collègue néerlandais. Il est vrai que celui-ci, au physique plus massif, a l’épaisseur qui convient au plus primaire des personnages. Mais l’un comme l’autre sont des interprètes de haut niveau.

Dorabella échoit soit à Liliana Nikiteanu (9) soit à Monica Groop (10). Si la mezzo roumaine possède l’éclat scénique et vocal de la sensuelle extravertie, sa consoeur finnoise, aux faux airs d’Audrey Hepburn, est moins dynamique à tous points de vue et sa Dorabella manque de relief. Cependant chez toutes deux la tenue vocale est très bonne.

Le 10, Marcella Orsatti Talamanca étant souffrante, elle est remplacée au pied levé par Jacqueline Wagner dans le rôle de Fiordiligi. Y perdons-nous ? Malgré quelques hésitations scéniques et dans un récitatif, après une journée passée à assimiler autant que possible la mise en scène, cette soprano de 24 ans prête au personnage le mélange de réserve et de fierté nécessaire, et réussit sans surcharger à en libérer l’aspect parodique tout en surmontant les écueils vocaux avec une impressionnante facilité grâce à la longueur et l’homogénéité de sa voix. A suivre ! Le 9 Serena Farnocchia était légèrement moins convaincante dramatiquement mais ses moyens vocaux lui permettaient une fort bonne prestation et sa musicalité une belle interprétation.
 
(répétition - distribution B)
Juan José Lopera (Ferrando), Corinna Mologni (Despina)
et Thomas Oliemans (Gugliemo)
© Photo : GTG/Isabelle Meister

Quant à Despina, aussi bien Corinna Mologni (9) que Janja Vuletic lui prêtent leur charme vocal et physique. En effet, au personnage souvent représenté en alter ego féminin de Don Alfonso, une femme plus très jeune ayant beaucoup vécu, Jean Jourdheuil préfère une très jeune fille, comme l’était, dit-il, l’interprète de la création. Mais avec de pareilles interprètes on peine à croire que c’est parce qu’elle a été victime des hommes que cette Despina si séduisante et si jeune a acquis sa décapante lucidité à leur égard.

Qu’elle s’accouple à Don Alfonso ? Soit, elle est femme, et donc sujette de cette « nécessité du cœur » selon l’euphémisme du roué. Mais cette étreinte où ils roulent l’un sur l’autre, image de la lutte des sexes et de leur complémentarité, ne les met-elle pas sur le même plan ? Or leurs mobiles dans l’intrigue ne sont pas les mêmes : il s’agit pour lui de « déniaiser » de jeunes hommes victimes de leurs illusions, il s’agit pour elle de se procurer de l’argent, et elle ignore à quelle supercherie elle participe. S’agit-il alors de réduire Don Alfonso, le lettré qui s’exprime par citations, aux appétits de son sexe ?

Autre choix problématique, la place et l’aspect du chœur. Arrivant par la salle au début de la représentation, le chœur est présent même lorsque le livret ne le prévoit pas. Vêtus de noir de la tête aux pieds - soutanes pour les hommes et robes-capes pour les femmes -, gantés de blanc, le visage d’une inexpressivité sinistre, recrutés par Don Alfonso pour la réussite de son plan, ils veilleraient au bon déroulement de l’expérience tels des infirmiers dans une clinique.

Il est vrai que le décor, composé de panneaux mobiles juxtaposés qui dessinent un espace semi-circulaire anonyme percé de niches où les deux soeurs se tiennent de dos, immobiles, comme des enfants punies ou des marionnettes inertes avant que la musique ne leur donne vie - en fait des portes pivotantes peut-être capitonnées, comme dans les asiles – cet espace qui devient menaçant quand les panneaux basculent vers le centre lors des « crises » comme pour « Come scoglio » n’évoque en rien la demeure napolitaine prévue ; du coup l’influence du climat méditerranéen sur la sensualité des dames du Nord passe à la trappe .

La présence sur le plateau d’un dispositif optique qui rappelle peut-être la roue de Newton, les couleurs choisies pour les costumes, bleu ciel pour Fiordiligi, rose vif pour Dorabella, auraient été inspirés par la théorie des couleurs de Goethe, par ailleurs théoricien des « affinités électives ». Mais les éclairages ne donnent pas la moindre idée de l’écoulement du temps, facteur pourtant essentiel dans le dispositif de Don Alfonso puisque la gageure repose sur une durée de 24 heures…
On le voit, l’aspect visuel du spectacle est le fruit d’une recherche qui ne laisse rien au hasard.

Mais le désir légitime de se démarquer de la tradition aboutit ici à ce que Proust appelait une « œuvre intellectuelle ». L’entreprise est respectable, mais la réalisation – nous n’avons rien dit des symboles, comme celui du serpent surgi du sol, ni des coiffures qui font de Fiordiligi et Dorabella des poupées Barbie – prive le spectacle de la légéreté nécessaire à faire passer l’amertume de la démonstration. Le spectateur est instruit ; est-il séduit ?



Maurice SALLES

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