C O N C E R T S
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
LIEGE
30/03/2004

Léontina Vaduva - Blanche de la Force et
Alain Gabriel - Le Chevalier de la Force
© Opéra Royal de Wallonie
Francis POULENC (1899-1963)

DIALOGUES DES CARMELITES 

Opéra en 3 actes 

Livret d'Emmet LAVERY, d'après un drame de Georges BERNANOS,
lui-même inspiré d'un roman de Gertrude VON LE FORT et d'un scénario
de R. P BRUCKBERGER et de Ph. AGOSTINI.
Créé en italien à la Scala de Milan, le 26 janvier 1957

Direction musicale : Jean-Pierre HAECK
Mise en scène : Jean-Claude AUVRAY
Décors : Antoni TAULE
Costumes : Chiara DONATO
Lumières : Philippe GROSPERRIN
Production Opéra Théâtre d'Avignon et des Pays de Vaucluse

Blanche de la Force : Leontina VADUVA
Mère Marie de l'Incarnation : Christine SOLHOSSE
Madame de Croissy : Mady URBAIN
Madame Lidoine : Marie-Paule DOTTI
Soeur Constance de Saint Denis : Anne-Catherine GILLET
Le Marquis de la Force : Alain FONDARY
Le Chevalier de la Force : Alain GABRIEL
L'Aumônier : Guy GABELLE
Un geôlier : Patrick VILET
2eme Commissaire : Roger JOAKIM
L'Officier : Patrick DELCOUR

Orchestre et Choeur de l'Opéra Royal de Wallonie
Au Théâtre Royal de Liège,
représentation du 30 mars 2004.



Nous attendions ces Dialogues (1)... Dommage... Ils nous laissent un goût de trop peu, malgré de nombreuses intentions fort louables. Deux personnes portent la responsabilité de cette soirée où bien peu d'émotions furent au rendez-vous. Le chef d'orchestre a rencontré d'énormes difficultés avec l'équilibre entre la fosse et le plateau. Entre les décalages et une incapacité à modérer ses vagues sonores, Jean-Pierre Haeck s'est montré insensible à la nécessité pour les solistes de passer la rampe et les a bien souvent empêchés de libérer leur chant. Les artistes avaient donc deux options : se laisser couvrir ou succomber à la tentation de forcer leur volume naturel...

Le chef trouve logiquement ses meilleurs moments dans les intermèdes orchestraux liant les différents tableaux. Il nous est difficile pourtant, même dans ces passages, de lui reconnaître une force narrative et émotionnelle particulière. Difficile de croire en sa capacité à porter peu à peu l'oeuvre vers un climax dramatique. L'écoute étant régulièrement entravée, nous sortons maintes fois de l'oeuvre et nous devons multiplier les efforts de concentration pour y replonger.

Si l'on peut reprocher à Jean-Pierre Haeck d'avoir été inutilement et bruyamment omniprésent, on ne pourra en dire autant du metteur en scène. Nous tenons là l'autre motif de cette impression de décousu. Que dire d'une mise en scène quand il ne s'y passe strictement rien ! Tout ce qui se déroule au château du Marquis de la Force est d'un convenu qui laisse pantois. Les tableaux au couvent semblent tirés de La Mélodie du Bonheur. Les déplacements de foules sont ridicules et caricaturaux. Chapeau bas tout de même à Jean-Claude Auvray qui parvient à retirer toute émotion visuelle au tableau final de l'Exécution ! Les Carmélites en rangs d'oignons sortent l'une après l'autre en coulisse côté... Jardin... et... voilà ! 

En bon complice, Jean-Pierre Haeck et sa guillotine éraillée rendent le spectacle encore plus risible. Scéniquement, pendant plus de deux heures, on cherche une idée, un concept, une vision, une image neuve... Rien, trois fois rien ! Le plus grave nous semble être l'absence totale d'un concept commun de jeu de scène. Choristes et solistes évoluent seuls, totalement seuls. Selon l'expérience ou l'instinct du jeu des uns et des autres, on assiste à des moments plus ou moins heureux. Entre une demeure fort dépouillée du Marquis de la Force et un "couvent prison" qui l'est encore davantage, apparemment rien d'outrancier ou de particulièrement révolutionnaire ne doit nous émouvoir dans le travail d'Antoni Taulé (décors), visant un minimalisme austère et de Chiara Donato (costumes), d'un utilitaire convenu.

Nous nous réjouissions de retrouver en Marquis l'immense baryton français Alain Fondary. Il n'est jamais arrivé ou très en retard... Pris à froid (?), le chanteur passe complètement à côté de ses tirades jusqu'à l'arrivée de Blanche. Décalage, émission brouillonne, diction incompréhensible, une main qui hasarde une battue rythmique, il cherchera vainement de l'aide chez un chef incapable de brider sa phalange lancée dans un tempo frénétique. Le lourd matériau vocal du baryton aura toutes les peines à s'en dégager. On réalise de suite que Haeck n'est pas conscient du décalage entre la fosse et la scène ou, pire, qu'il est incapable de demander à sa formation de soutenir le volume sonore des chanteurs plutôt que de le couvrir avec une masse orchestrale réellement perturbante... Dialogues vous me disiez, oui, dialogue.

Le Chevalier, interprété par Alain Gabriel, fait bonne impression. Physiquement très crédible, les Dialogues lui donnent un véhicule à son exacte pointure. L'artiste a une vraie sensibilité et l'exprime. La voix ne possède pas un timbre intrinsèquement beau ni coloré, mais Poulenc s'en accommode fort bien. La diction est claire et haute. On peut, un instant, lâcher le prompteur des yeux, un répit de courte durée dans ce spectacle. Gabriel est juste scéniquement, vocalement et musicalement dès son entrée de scène et donne un relief particulier à ce personnage si souvent sacrifié.

Leontina Vaduva était, à l'instar de Fondary, très attendue. Bénéficiant d'une importante image médiatique depuis ses débuts en France en 1987, elle fut pendant plusieurs saisons la lirico chérie de l'Hexagone et eut accès également aux studios d'enregistrements d'EMI dans un répertoire approprié avant l'arrivée du couple Alagna-Georghiu. Vaduva réintègre peu à peu la scène lyrique après un ralentissement de ses activités. La prestation de la soprano franco-roumaine nous a laissé une impression fort mitigée.

Sur le plan vocal, le médium a conservé ce fruit, cette pâte ronde et sucrée caractéristiques. Le foyer de la voix est encore chaleureux et l'exotisme de la diction ne gêne pas vraiment la compréhension du texte à partir du moment où l'on a saisi l'idée générale de la phrase. Plus compromise, ou plus exactement aléatoire, nous est apparue l'émission de la tierce aigue qui, suivant la présentation des intervalles, était plus ou moins bien négociée. Dès ses premières années de carrière, nous avions remarqué que cette notion d'appui du souffle n'était pas chez Vaduva une question instinctive ou techniquement au point. La fraîcheur de la voix compense souvent cela... Quelques années plus tard et dans l'actualité d'une maternité récente, ce point demeure encore en recherche. Dès lors, Leontina Vaduva nous offre tantôt de beaux arcs mélodiques, voire une très belle demi-teinte, tantôt des sonorités assez tendues et beaucoup moins heureuses. Néanmoins, on ne peut refuser à l'artiste une sensibilité touchante et, surtout, une conscience aiguisée de ses moyens et de leur utilisation optimale, qu lui permet d'intégrer certaines failles techniques et vocales à une situation dramatique donnée. C'est fort adroit, mais qu'en serait-il dans le mélodique beaucoup plus à nu d'un Puccini ou d'un certain Verdi ? L'annonce d'un prochain récital à l'ORW, exercice périlleux s'il en est, répondra à ses interrogations. 

Sur un autre plan, la soprano ne s'avère pas être une diseuse d'exception, peu d'ombre et de lumière, peu d'accents même si quelques phrases exquises s'échappent ici et là... En l'absence d'une véritable direction d'acteurs, Vaduva nous semble livrée à elle-même. Rien n'est faux, rien n'est ridicule, mais rien ne touche vraiment. Plus grave encore, les interactions entre les personnages paraissent fort limitées et superficielles. 

Christine Solhosse défendait Mère Marie pour une prise de rôle. Habituée à camper les suivantes et autre seconda donna, nous étions heureux de voir la mezzo liégeoise confrontée à un emploi définissant un enjeu réel. Mère Marie n'est pas tendre en matière de tessiture et même si les moyens utilisés ne sont pas toujours très "catholiques", Christine Solhosse assure sur tout l'ambitus du rôle avec probité. L'instrument est réel, naturel en grande partie, mais d'une palette de coloris très impersonnelle, expliquant sans doute que des emplois plus nobles ne lui soient pas confiés plus régulièrement. La diction n'est pas exemplaire et la mezzo souffre particulièrement de la direction bruyante de Jean-Pierre Haeck. En outre, tout est peu habité ou plus exactement, peu libéré. Le jeu d'actrice est sommaire. En résumé, une confrontation hésitante avec la Prieure, peu ou pas de confrontation de rang avec Madame Lidoine, une culpabilité bien humaine devant l'involontaire abandon de ses Filles demeurera le moment le plus vécu de la soirée. Il nous faut encore insister sur la responsabilité principale du metteur en scène et du chef, qui handicapent lourdement la prestation de Christine Solhosse.

Avec la Prieure, Mady Urbain réalise un rêve qu'elle nourrissait depuis longtemps. Elle désirait interpréter cette grande figure pour sa maison d'opéra. Depuis trois décennies, elle a chanté tout le répertoire de mezzo, voire d'alto, dans sa plus grande diversité, souvent avec des résultats plus qu'honorables ou surprenants. Pourtant, la cantatrice avait les moyens vocaux pour une carrière d'une tout autre envergure. Trop attachée à sa ville peut-être ? A sa famille sans doute ? L'ORW et son public y ont gagné une artiste de troupe comme on en fait plus, responsable et professionnelle. 

La mezzo liégeoise est une cantatrice d'instinct, à tout point de vue. La voix - intacte et encore insolente après trente années de scène et d'enseignement - a gardé ses couleurs tant dans un grave ombré que dans l'éclat d'un aigu encore très rond. Une fois de plus, Mady Urbain se distingue au moyen d'une diction simple et efficace. On lui pardonne (ou on savoure) le placement si particulier de certaines voyelles comme ses "ou" légèrement en arrière, mais tellement délicieux de résonances... Attendions-nous trop de sa prestation scénique ? Sans doute. Madame de Croissy a fasciné des géantes comme la Crespin ou notre Rita Gorr... Ce rôle demande avant tout une diseuse, mais aussi une actrice de premier plan. Mady Urbain a besoin de la direction ferme d'un metteur en scène pour livrer le meilleur d'elle-même. Ce dernier étant aux abonnés absents, elle ne peut compter que sur son métier, solide. Avions-nous besoin de cette démarche hésitante et de ces toussotements érigés en leitmotiv ? Pas vraiment ! C'est bien peu pour créer une tension, une émotion, un lien direct avec le coeur de chaque auditeur... La mort de la Prieure n'émeut pas visuellement et l'on enrage du décalage avec ce que l'oreille reçoit... Exprimée avec le soutien d'un autre écrin scénique, la Prieure de Mady Urbain eut pu offrir un tout autre masque d'angoisse, d'humanité et de douleur...à arracher avec ses ongles...


Léontina Vaduva - Blanche de la Force
et Anne-Catherine Gillet - Soeur Constance de St-Denis
© Opéra Royal de Wallonie

Anne-Catherine Gillet livre une très belle prestation. Son physique idéal lui permet d'incarner très lumineusement le rayon de soleil de la soirée. La tessiture du rôle ne lui pose pas vraiment de problèmes, quitte à forcer inutilement quelques intervalles demandant une meilleure science des passages et un appui de souffle autrement détendu. La jeune soprano est avant tout une nature et un fabuleux "petit animal" à chanter. Très souvent son "instinct" du son et de la scène, allié à une énergie toujours convaincante, concrétise de très beaux moments. Le timbre toujours - encore ? - très clair, ne dépareille pas la musique de Poulenc. Elle tire remarquablement son épingle du jeu lors de ses interventions au sein du couvent. Toutefois, elle apparaît beaucoup plus exposée lors du solo du Salve Regina final. Le compositeur, à ce moment, réclame à l'artiste un appui respiratoire plus conséquent. Au-delà de sa performance, Soeur Constance représente la pointure maximale qu'Anne Catherine Gillet peut envisager au stade actuel non pas de sa carrière mais bien... de sa formation. Après ses années précoces de soliste de troupe qui lui ont donné un estimable bagage scénique, cette musicienne hyper douée aura, nous l'espérons, le courage de poursuivre sa formation sur un plan purement technique. Cela afin de parfaire son émission et bien davantage encore, son soutien. A cette condition, ce superbe espoir mènera la carrière que ses moyens naturels non négligeables et sa sincérité sont en droit de connaître. 

Marie-Paule Dotti se tire honorablement d'affaire dans la partie de Madame Lidoine. Scéniquement correcte mais sans aura. Elle affiche une émission très désordonnée, offre ici et là quelques belles sonorités, mais le rôle la trouve cruellement prise au piège d'un médium sourd et anarchique. La cantatrice se trouve souvent dépourvue techniquement face à une écriture faussement lyrique. L'émotion du superbe Mes Filles, j'ai désiré de tout mon coeur... ne sera pas au rendez-vous.

Parmi les seconds rôles, remercions Guy Gabelle gratifiant l'Aumônier d'une rare et inhabituelle émotion. Roger Joakim ne nous a pas semblé très convaincu et donc convaincant dans l'habit du deuxième Commissaire. Prestation correcte pour Marc Tissons et Alexei Gorbatchov. Il faut saluer une fois encore le très grand professionnalisme de Patrick Delcour dans chacune de ses interventions - si courtes soient elles - tandis qu'en en geôlier exubérant, Patrick Vilet nous semble en faire des tonnes. Au sein des carmélites et avec peu de mots, Christiane Remacle fait preuve d'une belle humanité tandis qu'Emilienne Coquaz confère une épaisseur réelle à son personnage.

Une mention spéciale pour les polyphonies religieuses si chères à Francis Poulenc. Les artistes du choeur jouent de belles couleurs et offrent des dynamiques très contrastées. Nous leur devons un des (rares) moments magiques de la représentation. 

Au rideau final, que reste-t-il de cette soirée ? Envers et contre tout, le chef-d'oeuvre de Poulenc subsiste et nous entraîne au plus profond de nous-même, de nos contrariétés et de nos imperfections... Remercions la direction de l'ORW pour cette opportunité. Même si cette production méritait un réel maître d'oeuvre scénique et un chef d'orchestre doué d'un tout autre abattage et d'une véritable autorité.
 
 
 

Philip T. PONTHIR
_______

Notes

(1) Nous vous recommandons l'excellent dossier sur les Dialogues des Carmélitesdirigé par Catherine Scholler. Ont  également participé à la rédaction de ce dossier, Jean-Christophe Henry, Bruno Peeters et Vincent Deloge.
 

[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]