C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
MARSEILLE
17/05/05
Yann BEURON
© www.imgartists.com
Wolfgang Amadeus MOZART

DON GIOVANNI

Direction musicale : Kenneth Montgomery
Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia
Coréalisatrice : Caroline Gonce
Décors : Jacques Gabel
Costumes : Catherine Leterrier
Assistant à la création de costumes : Silver Sentimenti
Lumières : Franck Thevenon

Don Giovanni : Evgheny Nikitin
Donna Anna : Pamela Armstrong
Donna Elvira : Cellia Costea 
Don Ottavio : Yann Beuron
Leporello : Oren Gradus
Zerlina : Stéphanie d'Oustrac 
Masetto : Daniel Okulitch
Le Commandeur : Feodor Kuznetsov

Orchestre et Choeurs de l'Opéra de Marseille

Samedi 14 mai 2005 à 20h
Mardi 17 mai 2005 à 20h *
Jeudi 19 mai 2005 à 20h
Dimanche 22 mai 2005 à 14h30
Mardi 24 mai 2005 à 20h

Une représentation réussie, c'est une alchimie de talents qui concourent à donner de l'oeuvre une image forte, belle et juste. La chose est suffisamment rare pour signaler bien haut que la production de Don Giovanni en ce moment à l'affiche de l'Opéra de Marseille est un trésor à découvrir, dont on espère qu'il sera diffusé dans de nombreuses autres maisons.

Sur le plan vocal, Renée Auphan a réuni une équipe d'interprètes qui, non seulement ont le physique avantageux que l'on peut attendre quand l'action procède à ce point de la séduction, mais jouent leur rôle comme si leur vie en dépendait et le chantent tout à la fois dans les règles et avec une plénitude émotionnelle plus d'une fois bouleversante. Ce n'étaient plus x, y ou z , mais Leporello, Don Giovanni, Donna Anna et tous les autres qui surgissaient sous nos yeux ébahis et nous imposaient de les suivre au fil leurs drames et de leurs passions.

Evidemment, ce n'était possible que parce qu'entre la fosse et le plateau s'était établi un miraculeux équilibre de volume, une osmose qui transformait quelques légers décalages dans les tempi en autant d'occasions de se rejoindre pour continuer à faire ensemble de la belle musique. Et même les membres d'un orchestre réputé difficile trouvaient l'élégance et les couleurs voulues, avec un Yvon Repérant impeccable au continuo, sous la direction attentive à ciseler l'ouvrage et à moduler tensions et répits de Kenneth Montgomery.

En outre, cette réussite est celle de l'équipe responsable de la mise en scène, des décors, des costumes et lumières. Oui, l'opéra est un art total, et comme il rend heureux lorsque ceux qui prennent la charge de le porter à la scène ont pour seul but de servir l'oeuvre et non de s'en servir. Traditionnel, ce spectacle ? Peut-être, si l'on considère que costumes et accessoires fleuraient le XVIIIe siècle. Pourtant aucun des Don Giovanni que nous avons vus, malgré quelques réussites, ne nous a proposé une vision aussi fouillée et personnelle, où la moindre situation révèle son sens avec un relief et une justesse inouïs, au point qu'elle s'impose à nous avec la force d'une lumineuse évidence. Pour quelqu'un dont c'est seulement la deuxième mise en scène lyrique, Frédéric Bélier-Garcia se signale par une intelligence musicale et dramatique véritablement exceptionnelles. 

Ainsi, dès le début, Donna Anna invective Don Giovanni qu'elle veut démasquer, mais quand il réussit à la faire taire en l'embrassant, elle esquisse une résistance qui semble bien ébranlée par ce qu'il lui fait subir et, sans l'entrée du commandeur, la dualité de sa relation à l'agresseur est révélée ; de même, en ne tuant pas le commandeur de son épée mais après l'avoir à moitié étranglé, au moyen d'une dague, Don Giovanni est tout entier sous nos yeux, dans sa violence compulsive de prédateur.

Les costumes, nous l'avons dit, ont charme et pertinence, y compris le pardessus voyant de Don Giovanni, une autre de ses provocations ou l'équivalent des plumes dans le règne animal, qui facilitera la méprise de ses poursuivants lorsqu'ils tomberont sur Leporello, pauvre geai vêtu des plumes du paon. Le port du corset donne aux dames le maintien adéquat, et les lumières font du trio des masques une apparition fascinante de statues.

Il faut justement évoquer les choix techniques et les couleurs. L'ouverture est donnée à scène ouverte, plongée dans l'obscurité, mais on a pu voir, avant que les lumières ne s'éteignent, qu'un noir profond habille l'espace, des avant-scènes au fond. La scène est vide, mais une estrade grise un peu en retrait de la fosse et de la hauteur d'un degré d'escalier l'occupe en entier ; côté cour, un vêtement plié gît ; jaillissant du fond de la scène, de l'obscurité où il attend et s'impatiente, Leporello nous prend à témoin. Oren Gradus serait presque noble, comme il voudrait l'être, et sera pleutre ou bougon le moment venu. Voix ferme et pleine, sans affectation ni pesanteur.

Puis Donna Anna, en coulisse, s'adresse à Don Giovanni qui apparaît côté cour, cherchant à se dégager d'elle qui le retient ; pendant ce temps, un jeu de panneaux actionnés depuis les coulisses et les cintres a ménagé un espace asymétrique coloré de rouge, feu ou sang, par une énorme lanterne comme on peut en trouver sous le porche d'entrée d'un hôtel particulier. On n'en verra pas plus, et cela suffit ; à l'acte deux, quand Leporello, sous l'habit de Don Juan, cherchera à échapper à l'envahissante Donna Elvira, la lanterne réapparue par le même jeu de panneaux révèlera qu'il s'est fourvoyé et que, loin de se sauver, il aborde un lieu hautement dangereux. Trois massifs de buis taillés seront le jardin de la maison de plaisance de Don Giovanni, où Zerlina - délicieuse Stéphanie d'Oustrac, naguère Perichole aguicheuse et ici jeune alouette prête à se laisser piéger, avec la naïveté de celle qui croit pouvoir calculer et ménager la chèvre et le chou, mais sans mièvrerie et bien appétissante - et Masetto - excellent Daniel Okulitch - cherchent à se cacher de Don Giovanni, elle pour lui échapper, lui pour les surprendre. Et toujours ces déplacements latéraux ou verticaux de panneaux et d'accessoires, silencieux, si rapides que l'on passe d'une scène à l'autre et d'un lieu à l'autre sans que rien ne vienne ralentir la progression du destin à l'oeuvre, nous donnant le sentiment que Don Giovanni est un drame à l'antique, où le héros se croit d'autant plus tiré d'affaire que sa fin approche inexorablement. En outre cette rapidité assure une idéale simultanéité entre les affects des personnages, leur expression et leur réception par le spectateur, ce qui très probablement contribue à l'impact émotionnel de la production. D'autant qu'en faisant apparaître les personnages sur un fond de scène uni, noir pour la nuit, clair pour le jour, leur individualité est soulignée et la netteté des images imprègne la situation. On voudrait être plus clair pour faire comprendre que la beauté des images, ici, n'a rien de gratuit : elle participe du drame.
 
Le couple Don Ottavio-Donna Anna trouve en Yann Beuron et Pamela Armstrong deux interprètes exceptionnels. Lui nourrit le personnage, à tort qualifié de falot, de la complexité d'un homme de son temps ; la voix, toujours plus assurée, reste souple et agile, le souffle est long et les airs célèbres sont, comme on dit en Italie, da manuale, virils, raffinés, poignants. Elle, dans ce rôle si difficile non seulement vocalement mais théâtralement, réussit l'exploit de venir à bout des écueils sans jamais sacrifier l'expressivité, et réussit, par une concentration sans faille, à rendre émouvants ses atermoiements d'ordinaire exaspérants. Quel dommage qu'une captation vidéo n'ait pu, faute de financement, être réalisée.
 
Ce regret concerne aussi l'Elvira de Cellia Costea ; si quelques voyelles fugaces ont une couleur plus slave qu'italienne, le personnage est vivant d'un bout à l'autre et les airs semblent l'expression pure et simple des sentiments qu'elle éprouve, et non les numéros musicaux de la seconda donna. Le Commandeur de Feodor Kuznetsov, avec son physique à la Terzieff ou à la Pitoef, campe un homme résolu que ses forces trahissent ; il surgit d'outre-tombe comme l'instrument de la loi morale, assez impressionnant et sobre pour ne pas forcer sa voix.
 
Quand au rôle-titre, Evgheny Nikitine, on a peine à croire que cette incarnation de Don Giovanni soit seulement la deuxième, après une prise de rôle à ses débuts, voici quelques années, au Marinski. Comme ses partenaires, il n'interprète pas le rôle, mais se l'approprie : c'est être véritable qui sous nos yeux se livre et construit en même temps sa réputation et sa ruine. Le chant n'est pas l'exécution appliquée et convenue des airs de la partition, mais la fine traduction des désirs ou des humeurs de l'antihéros dont nous assistons avec émotion aux étapes de la chute programmée. Un excellent contrôle technique contribue à favoriser cette impression de liberté et les moments forts du rôle, s'ils gardent leur impact, ne brisent jamais la continuité du drame.
 
Pour n'oublier personne, il faut mentionner les choeurs, réduits au rôle de convives aux noces de Masetto et de Zerlina, mais enjoués et endimanchés à souhait.
 
On aurait voulu tout détailler des idées, des trouvailles, de l'ingéniosité et de l'élégante simplicité des solutions proposées. On espère seulement avoir rendu hommage à ceux qui ont conçu, réalisé et voulu cette production, une grande, une très grande réalisation, et aux artistes qui la font vivre magnifiquement. A tous, merci !
 
 

Maurice SALLES
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]