C O N C E R T S
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
TORONTO
16/05/2007
 
Betty Allison (left), Susan Bullock & Ewa Podles
 © Michael COOPER

Richard STRAUSS (1864-1949)

ELEKTRA


Opéra en un acte
Livret d’Hugo Von Hofmannsthal d’après Sophocle
Création, Dresde, 1909

Mise en scène, Thomas de Mallet Burgess
Décors, Derek McLane
Costumes, Anita Stewart
Éclairages, Thomas C.Hase

Electre, Susan Bullock
Chrysothémis, Alwyn Mellor
Clytemnestre, Ewa Podles
Oreste, Daniel Sutin
Egisthe, John Mac Master
La confidente, Miriam Khalil
La porteuse de traîne, Betty Allison
Le précepteur d’Oreste, Alain Coulombe

Canadian Opera Company Orchestra
Richard Bradshaw

Toronto, le 16 mai 2007

Orage psychotique chez les Atrides

Après Salomé et avant Le Chevalier à la rose, cet opéra noir est une traversée foudroyante dans l’œuvre de Richard Strauss. Dès les trois premières mesures se lève un vent de folie furieuse qui soufflera crescendo entre de rares accalmies jusqu’au dernier cri de la dernière note. Jamais jusque-là, on n'avait entendu un tel ouragan lyrique.

Au retour de la guerre de Troie, Agamemnon est assassiné par sa propre épouse avec l'aide de son amant. Obsédée par la volonté de venger son père, Electre se terre comme une bête sauvage parmi les serviteurs du palais. Son unique but : punir de mort cette mère monstrueuse et son complice. Elle exhorte sa sœur Chrysothémis à participer. Refusant de renoncer à une vie heureuse, celle-ci résiste. Finalement, après avoir été annoncé mort, leur frère Oreste surgit et c’est lui qui se chargera d’accomplir sur le champ le double meurtre. Son père vengé, Electre se livre à une danse de joie tellement frénétique qu’elle en tombe morte.

Le drame se déploie d’un seul jet en un récitatif accompagné de quelque cent quarante minutes. Avec ses brusques sursauts, ses rythmes pointés, ses décrochements et ses motifs, c’est un long discours musical hérissé d’éclairs et de hurlements. La production présentée par la Canadian Opera Company — une reprise de 1996 — nous en donne une lecture puissante. Sous la baguette nerveuse de Richard Bradshaw, maître des lieux fortement ovationné dès son entrée, l’orchestre et les chanteurs livrent leur narration plaintive à travers une lutte à mort, scandée par une musique instrumentale éclatée, rugissante et des voix hurlant jusqu’à l’incandescence.

La partition se divise en sept scènes qui se déroulent en continu. Au centre du drame : la confrontation entre une mère monstrueuse, dépravée, terrorisée par sa culpabilité cauchemardesque et une fille qui se consume entre le deuil impossible de sa passion incestueuse et la haine meurtrière qu’elle a déclenchée. Face à face, deux chanteuses nées pour les incarner. Pendant leur longue scène d’environ quarante minutes, Susan Bullock (Electre) et Ewa Podles (Clytemnestre) empoignent le spectateur à la gorge.

Susan Bullock, par ailleurs wagnérienne appréciée, a chanté le rôle-titre d’Elektra pour la première fois à Bruxelles au Théâtre de La Monnaie en 2002. La soprano anglaise l'a également interprété en France, en Allemagne et en Italie (notamment pour ses débuts à La Scala en 2005), en attendant Florence, Washington DC et Covent Garden…

Pour Ewa Podles, interprète culte de Rossini et Haendel, il s’agit d’une première. Venant après Ulrica, Azucena et Erda, cette prise de rôle confirme son entrée dans un répertoire d’opéra assez nouveau pour elle. La Clytemnestre du contralto polonais est littéralement hallucinante.

Dotées d’une voix puissante et d’un indéniable talent de tragédienne, ces deux interprètes d’exception parviennent ensemble à créer un moment de théâtre lyrique d’une rare intensité. Enfermées dans leur délire psychotique, tentant de se manipuler mutuellement, tour à tour menaçantes et déchirantes, Bullock et Podles s’affrontent sans lâcher prise jusqu’à ce que tout bascule lors de la fausse nouvelle murmurée à l’oreille de Clytemnestre par sa confidente : Oreste est mort.

En contrepoint, avec sa présence et sa voix lumineuse, la soprano Alwyn Mellor nous donne une Chrysothémis touchante et convaincante. Bien ternes par rapport aux trois femmes, Oreste et Egisthe manquent d’épaisseur vocale et de force dramatique. Le reste de la distribution est satisfaisant.

Si d’aucuns reprochent aux décors et aux costumes un côté hétéroclite et une absence de style, cette option chambre d’enfant de guingois ne manque pas de pertinence. Inutile d'ajouter de la noirceur à ce qu'expriment déjà la musique et le chant. Cet univers onirique aux couleurs franches et saturées, ces lumières chaudes violemment contrastées, ces évocations discrètes de scènes familières ou de jouets appartenant au passé, ces ombres portées géantes, ces costumes expressifs mais intemporels, tout cela est en prise directe avec les tourments de l’inconscient humain : clé du message révélé par cette tragédie paroxystique.

                                                Brigitte CORMIER
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]