C O N C E R T S 
 
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PARIS
18/10/04

Jean-Christophe Spinosi
La fida Ninfa

Opéra en trois actes RV 714 (1732)

Musique de Antonio VIVALDI (1687-1741)
Livret de Scipione Maffei

Direction musicale : Jean-Christophe Spinosi
Ensemble Matheus

Veronica Cangemi : Morasto
Anna Maria Panzarella : Licori
Philippe Jaroussky : Osmino
Marie-Nicole Lemieux : Elpina, Giunone
Jeremy Ovenden : Narete
Lorenzo Regazzo : Eolo, Oralto

Concert chanté en italien, surtitré en français.

Théâtre des Champs Elysées, Paris
Lundi 18 octobre 2004, 20h



Il a recommencé, il l'a refait. Un an après, Jean-Christophe Spinosi reproduit au même endroit et avec la même équipe le miracle d'Orlando furioso. A la fin du spectacle, la salle enflammée, se consume dans les applaudissements. Fou de bonheur, le chef d'orchestre embrasse les solistes et les musiciens. Il nous gratifie même d'un bis, une reprise d'un passage du sextuor qui conclut l'ouvrage. C'est suffisamment rare dans un tel contexte et après plus de trois heures de concert pour être signalé. Il est d'autres signes qui ne trompent pas : chaque air est applaudi, le public est tellement concentré qu'il en oublie de tousser. Même les mouches n'osent plus voler.

La fida Ninfa, représentée pour la première fois le 6 janvier 1732 à l'occasion de l'inauguration du Théâtre Philharmonique de Vérone, est une oeuvre de maturité. A l'issue de cette soirée, on se demande vraiment pourquoi elle n'est pas plus souvent jouée tant la qualité musicale des morceaux qui la composent est exceptionnelle. Le risque de monotonie qu'engendre la succession des airs et récitatifs est habilement rompu par plusieurs ensembles. Outre le sextuor déjà cité, on compte deux duos, un trio, un quatuor et un quintette.

On redoutait aussi d'affronter en version de concert une oeuvre totalement inconnue. Les récitatifs abrégés et la richesse mélodique de la partition rendent cette crainte infondée. On croise même au passage quelques silhouettes familières échappées de Farnace ou de l'Olimpiade et, plus inattendue, une petite soeur de l'Alcina de Haendel. Coïncidence ? L'enchanteresse fit ses premiers pas sur scène en 1735. Si il y a plagiat, le coupable serait, date à l'appui, le compositeur allemand. Aux musicologues de creuser. La seule faiblesse de l'ouvrage réside dans un livret obscur qu'il faut vite se résigner à ne pas comprendre pour concentrer son écoute. Qui aime qui ? Peu importe, la musique est suffisamment éloquente.

Comment alors ne pas applaudir à tout rompre lorsqu'à cette avalanche de qualités s'ajoute une interprétation sans faille. Prenons la distribution à rebours. Jeremy Ovenden entre en scène le dernier à la fin du premier acte dans le trio "S'egli ver che la sua rota" mais s'accomplit réellement dans "Deh ti piegai", l'aria magnifique qui couronne le deuxième. La dimension mozartienne du ténor, spécialiste des rôles de Tamino, Ferrando, etc., se fait alors entendre : legato, voix mixte, c'est Don Ottavio qui chante ici avec noblesse et élégance.

Il suffit que Philippe Jaroussky paraisse pour que les anges donnent soudain à entendre leur voix. Il y a dans ce timbre une pureté immatérielle qui séduit immédiatement. Comme pour Orlando furioso, la magie naît, dans le premier air, "Ah che non posso", de son union céleste à la flûte. Il n'y a pas de doute, nous sommes bien au Champs Elysées, non pas sur la plus belle avenue du monde (qui l'est de moins en moins, d'ailleurs), mais dans le séjour des âmes vertueuses de la mythologie. La rondeur et la ligne tracent un chemin tapi de mousse que nous foulons avec délice. Revers de la médaille, le "Qual serpe tortuosa" manque un peu de mordant. Péché véniel qui ne nous condamne pas pour autant au purgatoire, nous restons au paradis.

Pendant ce temps, Lorenzo Regazzo incarne avec une noirceur toute théâtrale le méchant de service. Mâchoire tendue, sourcils froncés, yeux exorbités, l'excès d'expression du visage, heureusement, n'entache pas le chant, sombre comme il convient, d'une belle sonorité. A la fin de l'oeuvre, il troque avec aisance le rôle d'Oresto contre celui d'Eolo pour former avec la Giunone de Marie-Nicole Lemieux un délicieux couple de dieux.

Un an après la révélation d'Orlando furioso (elle remplaça au dernier moment Nathalie Stuzmann dans le rôle titre), la québécoise joue désormais dans la cour des grandes. Le public frémit de plaisir dès qu'elle intervient. Il est vrai qu'on se régale à chaque fois de la voir chanter avec cette gourmandise qui la caractérise. Elle ne fait qu'une bouchée d'Elpina, rôle hélas trop secondaire pour le généreux tempérament qui l'anime. Avec Giunone, on espère qu'elle écopera enfin d'un air à sa dimension mais il faut se résigner : la déesse n'est pas mieux servie.  

Anna-Maria Panzarella prend la place d'Ann Hallenberg, souffrante. Il lui revient, entre autres périls, d'affronter "Alma oppressa", révélé en d'autres temps par Cecilia Bartoli dans son album Vivaldi. Elle triomphe avec bonheur de l'obstacle et parvient même à nous faire oublier son illustre consoeur. Familière du rôle, elle met au service de Licori un chant fluide et vibrant. 

Le meilleur pour la fin : Morasto est le grand vainqueur de la partition. A lui, la virtuosité haletante (on pense particulièrement à "Destin avaro" qui conclut la première partie) mais aussi l'élégie la plus sublime lorsque, dans le troisième acte, le seul théorbe accompagne la voix. Veronica Cangemi porte son personnage au firmament. L'émission reste claire, les graves sont négociés sans abus de poitrine, l'agilité s'exerce librement sans nuire à la sensibilité, il en ressort une heureuse impression de légèreté et de naturel. 

Jean-Christophe Spinosi est l'artisan d'une telle réussite. Il tire de son ensemble Matheus, dont l'effectif ne dépasse pas ici la trentaine de musiciens, les sonorités les plus riches et les plus variées. Bondissant, il sème le vent dans les archers, anime furieusement l'orchestre pour mieux ensuite jouer des contrastes lorsque la furie laisse place au regret. Il démontre ainsi son absolue maîtrise du langage de Vivaldi qui, pour exprimer sa théâtralité, nécessite cet art subtil des nuances et de la dynamique.

On sort du théâtre comblé, heureux. Dehors, on traîne un peu pour prolonger ce sentiment. Puis on finit par regagner son domicile en se réjouissant car, après Orlando  furioso puis cette fida Ninfa, on se dit que "jamais deux sans trois".
 
 

Christophe RIZOUD
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