C O N C E R T S
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
MARSEILLE
05/03/2006
 
© DR Christian Dresse

Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827)

FIDELIO


Opéra en deux actes
Livret de Joseph von Sonnleithner,
révisé par Stefan von Breuning et Georg Fiederich Treischke
D’après Léonore ou l’amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly

Mise en scène, Jean-Claude Auvray
Assistante, Anke Rauthmann
Décors, Bernard Arnould
Costumes, Maria Chiara Donato
Lumières, Philippe Grosperrin

Leonore, Nadine Secunde
Marzelline, Ainhoa Garmendia
Florestan, John Ketilsson
Rocco, Frode Olsen
Jaquino, Edgaras Montvidas
Don Pizzaro, Eike Wilm Schulte
Don Fernando, Robert Pomakov
Un prisonnier, Marc Terrazzoni
Un prisonnier, Stefan Roemer

Chœur de l’Opéra de Marseille
Directeur, Pierre Iodice

Orchestre de l’Opéra de Marseille
Direction musicale, Patrick Davin

Marseille, le 05 mars 2006

L’actualité de Beethoven…


Public fourni en ce dimanche après-midi, malgré un mistral à décorner les bœufs, pour la nouvelle production de Fidelio, après seize ans d’absence à l’opéra de Marseille.

Dans le contexte de la création, il s’agissait d’une pièce « à sauvetage ». L’épouse d’un homme injustement emprisonné brave tous les dangers pour le retrouver et le protéger ; un ancien ami du détenu surgit de façon providentielle et, au nom du prince, lui rend la liberté. Un chœur final célèbre l’amour dans sa forme conjugale et l’héroïne exemplaire.

Hélas, deux siècles après, les disparitions, les emprisonnements arbitraires, les mauvais traitements sur détenus ne sont pas encore à reléguer au rayon des barbaries archaïques. C’est pourquoi Jean-Claude Auvray s’applique à souligner l’actualité de l’œuvre.

L’enceinte de la prison où Leonore devenue Fidelio s’apprête à pénétrer est écrasante et abrupte. L’intérieur abrite une cour nue, cernée par de gigantesques murs de béton uniformément grisâtre où un voyant rouge signale en clignotant les entrées et où s’ouvriront des portes coulissantes et une rampe inclinée pour surveiller la circulation des prisonniers dans le bâtiment. Des gardiens passent, au fond, et jettent un coup d’œil narquois à celui qui, au centre, remplit une grande bassine à l’aide d’un tuyau. C’est Jaquino. Marzelline va arriver, elle fera la lessive dans cette bassine tout en s’efforçant de rabrouer ce prétendant insistant, tandis qu’à l’arrière, des gardiens emportent un de ces sacs destinés au transport des cadavres qui contient manifestement un corps. Des prisonniers arrivent de l’extérieur et sont brutalisés, sans que cela trouble les jeunes gens : pour eux c’est normal, c’est la vie quotidienne. Rocco, le gardien-chef, est tout heureux de sa nouvelle recrue, grâce à laquelle il parvient à gagner beaucoup d’argent sans que ce dernier ne cherche à savoir comment – il remplit sa fonction sans émoi ni faiblesse.

Sans doute résistera-t-il quand on lui demandera de tuer un prisonnier : ce n’est pas son métier. Sans doute est-il capable de compassion puisqu’on le verra s’émouvoir au point de donner du vin à cet homme qui va mourir. Mais on ne le voit pas remettre en question le bien-fondé de l’emprisonnement ni de la condamnation et il exécute les ordres en affamant Florestan.

© DR Christian Dresse

Jean-Claude Auvray sait traduire la banalité de ce bourreau au petit pied ; difficile en le voyant de ne pas songer à tous ceux qui se firent les auxiliaires du nazisme et se justifièrent par leur obéissance au chef. D’autant que le metteur en scène ne fait pas du personnage une caricature et lui laisse la bonhomie de son origine bouffe, ce qui ne le rend pas moins effrayant.

Le chef de cette prison, Pizarro, consolide dans le port d’un uniforme martial et pompeux une autorité brutale et sadique. Le sauveur de Florestan, le ministre délégué par le souverain, est un technocrate et son sauvetage semble moins un acte de justice qu’un coup de main à un camarade de promotion ou de caste.

Du reste, les masques ne tiennent pas longtemps. Dans l’euphorie générale, le ministre prend son revolver et descend à la suite de Pizarro déjà emmené par des soldats. Quelques instants plus tard, il remonte. On en conclut que justice est faite. Mais faut-il parler de justice si on exécute sans procès ? Et si le souci du ministre était d’empêcher la tenue d’un procès où Pizarro aurait pu parler ? Du reste, tandis que le chœur final exalte l’héroïne, le ministre revient et met en joue Rocco, confirmant ainsi qu’il s’agit bien d’effacer des témoins et que le changement espéré par les naïfs ou les optimistes n’est qu’une illusion dont ceux qui s’extasient en chantant devront se réveiller tôt ou tard.

La production développe une conception rigoureuse et cohérente, avec des costumes contemporains assez indéfinis pour laisser évoquer les divers régimes totalitaires qui traitent les citoyens désireux d’user de leur liberté de parole en ennemis du pouvoir, et ce décor suggestif que l’on retrouve dans le dernier tableau, après le cachot, niche quadrangulaire comme taillée dans les fondations. Petite réserve à propos des éclairages, en particulier pour la scène où les prisonniers, confinés dans l’obscurité, sont autorisés à sortir à la lumière du jour et où ils apparaissent dans un ruissellement laiteux qui conviendrait à « Casta diva » mais non à l’éclat du soleil.

© DR Christian Dresse

La partition de Fidelio, remaniée plusieurs fois par Beethoven, porte les traces de son admiration pour Cherubini et contient en germe bien des idées musicales qui s’épanouiront dans des œuvres ultérieures ; ce n’est pas le moindre de ses beautés. Il y a dans la musique une tension maîtrisée qui soutient le texte et le supplée lorsque l’émotion rend les mots impuissants à exprimer le sublime. Les musiciens de l’orchestre de Marseille ne sont parvenus que par moments à faire jaillir la conviction, la noblesse et l’élan qui en émanent ; saluons néanmoins le travail des vents, sans faiblesses bien que souvent exposés.

Le Florestan annoncé, Ian Storey, n’est pas venu. Officiellement, sa santé ne le lui aurait pas permis ; officieusement, il chanterait dans une autre maison. Affaire à suivre. Le ténor islandais Jon Ketilsson est venu tardivement le remplacer ; à son répertoire figurent Hoffmann, Don José, Radamès, Rodolfo, Bacchus dans Ariadne auf Naxos. Il nous a semblé peu à son aise dans le registre aigu de son rôle ; fatigue après la première ?

Le problème que pose la Leonore de Nadine Secunde est différent. Nous nous réjouissions de réentendre celle qui, il y a trois ans, fut une Elektra glorieuse. Las, on dirait que depuis un cataclysme s’est produit : la voix semble échapper sans cesse au contrôle, un vibrato menace à tout moment, c’est au prix de précautions pénibles que les notes sont émises et la ligne perd toute continuité. Que s’est-il passé ? Est-ce le poids des rôles passés ? Est-ce le moment critique pour les femmes de son âge ? On reste navré.

C’est d’autant plus regrettable que le reste de la distribution apparaît presque entièrement sans reproche – le ministre peine à trouver ses graves les plus extrêmes – et mérite des compliments. Le couple bouffe, faire valoir du couple serio, trouve en Ainhoa Garmendia et Edgardas Montvidas deux très bons interprètes, à l’aise vocalement et scéniquement, avec une mention spéciale pour elle, complètement plongée dans la lessive et dont les mimiques exaspérées ont le plus grand naturel.

Frode Olsen est un Rocco bien en voix, dont la composition permet d’appréhender la complexité de l’abjection chez ceux pour qui la soumission aux ordres et l’observation des règles tiennent lieu de conscience. Eike Wilm Schulte, spécialiste du rôle, livre un Pizarro confondant d’autorité, sadique et veule à souhait.

Le chœur de l’opéra – qui nous semble rajeuni – a la conviction et la cohésion nécessaires.

Probablement Patrick Davin a-t-il dû tenir compte des difficultés évoquées pour certains chanteurs car sa direction manque d’une certaine liberté qui lui aurait permis d’être plus convaincant. Les prochaines représentations devraient la lui autoriser.

Pour ses atouts vocaux et son traitement dramatique, un spectacle à recommander
.

Maurice SALLES
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]