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BARCELONE
07/10/05
Ewa Podles - Deborah Voigt
© Bofill
Amilcare Ponchielli (1834-1886)

LA GIOCONDA

Drame lyrique en quatre actes
Livret de Boito (sous le pseudonyme de Tobia Gorrio)
Création à la Scala de Milan en 1876 

Direction musicale : Daniele Callegari
Mise en scène : Luigi Pizzi
Coproduction : Gran Teatre del Liceu, Teatro Real de Madrid, Arènes de Vérone

Deborah Voigt : la Gioconda
Ewa Podles : la Cieca
Carlo Guelfi : Barnaba
Carlo Colombara : Alvise Badoero
Elisabetta Fiorillo : Laura Adorno
Richard Margison : Enzo Grimaldo

7 octobre 2005
Barcelone - Gran Teatre del Liceu

Une intrigue infernale dans une Venise décadente et trouble
 

Derrière cette histoire d'une intensité dramatique exacerbée, on retrouve la plume diablement efficace de Victor Hugo. Tous les ingrédients du grand mélo romantique, portés par une musique non moins emphatique, sont présents. Mais, contrairement à la plupart des oeuvres du même tonneau, La Gioconda s'est maintenue au répertoire sans purgatoire significatif. À titre d'exemple, entre 1883 et 1988, le Liceu ne recense pas moins de 132 représentations à l'affiche de 32 saisons ! Présentée l'été dernier aux Arènes de Vérone, cette coproduction, adaptée pour la scène du Liceu, marque un retour de l'oeuvre après 17 ans : sa plus longue absence dans ce théâtre. Il faut dire qu'avec son intrigue démoniaque, sa musique tumultueuse et séductrice et les notes extrêmes qui déclenchent le délire du public, La Gioconda possède tout pour plaire aux chanteurs et aux maisons d'opéra.

L'action est située dans la Venise du 17e siècle, à l'époque de l'Inquisition. Mais Pier Luigi Pizzi a préféré avancer jusqu'à la fin du 18e siècle. Dans un entretien réalisé par Luca Pellegrini, le metteur en scène explique qu'en cette période ultime de la Sérénissime, il régnait dans la république de Venise une atmosphère mortifère qui lui a semblé convenir tout particulièrement à l'opéra de Ponchielli "La Venise que j'ai imaginée est mélancolique, nacrée, incendiée de temps à autre par les flammes carnavalesques, dans les moments où la musique nécessite un support chromatique adéquat. La sensation de la mort mise en évidence par les sombres couleurs du deuil est constamment présente. C'est comme si on célébrait les obsèques de toute une ville. (...) La cité est décadente, elle est immergée dans une eau profonde et mystérieuse, rien de limpide, rien de transparent, seulement trouble et incertitude. Quand depuis un pont où un balcon, on se penche sur les canaux, on a une sensation de vertige. Venise est tout à la fois une ville de rêve et de cauchemar". (traduction personnelle)


© Bofill

Le plateau baigne en effet constamment dans une brume hivernale. Cette volonté de grisaille rehaussée seulement par de brusques éclats de rouge flamboyant aurait sans doute pu être encore mieux servie par une lumière plus subtile. Sous prétexte de mystère, tout devient souvent un peu terne, les visages des chanteurs sont parfois assez maladroitement éclairés. On aimerait davantage de profondeur de champ, de magie, plus d'ambiguïté.

L'intrigue est tellement tarabiscotée que la résumer en quelques phrases relève de la gageure Disons seulement que comme le drame Angelo, tyran de Padoue dont il est librement inspiré, le livret de La Gioconda foisonne en passions amoureuses contrariées - et donc redoublées -, sombres machinations, fausses accusations de sorcellerie, dénonciations et vengeances, suicides et meurtres. Durant le premier acte, les personnages dévoilent leurs caractères et leurs desseins. Le mélodrame se met en place dans une atmosphère de carnaval et d'agitation revendicative : "feste, pane, feste".


© Bofill

Pour chacun des quatre actes, Pizzi a conçu un dispositif scénique à l'architecture sobre, élégante, très efficace pour faire évoluer les protagonistes et assurer aux mouvements de foule intensité dramatique et intelligibilité. Deux ponts vénitiens emblématiques enjambent les canaux où évoluent embarcations et gondoles. L'implantation varie de manière à situer l'action et lui permettre de se dérouler d'une scène à l'autre sans interruption gênante : un grand confort pour le spectateur.

Précise et énergique, la direction du chef italien Daniele Callegari aborde sans complexe cette partition contrastée. Il la fait sonner dans ses multiples climats et réussit à maintenir d'un bout à l'autre un bon équilibre entre choeur et orchestre. À noter au III, la diversion, très appréciée du public qu'offre le fameux "ballet des heures". L'occasion d'admirer dans une chorégraphie sensuelle et athlétique l'excellent danseur espagnol Angel Corella et sa partenaire italienne Letizia Giuliani.


© Bofill

Dans le rôle-titre, la très wagnérienne et straussienne soprano américaine Deborah Voigt surprend par sa transformation physique. Elle a perdu tout son embonpoint, mais rien de ses grandes qualités vocales. Cependant, ni son jeu, ni sa coiffure, ni son élégante robe bleue n'évoquent une chanteuse des rues. Mais son chant pur et sensible est très agréable, en particulier dans le superbe duo du second acte avec sa rivale. Elle peut aussi se montrer passionnée dans la scène avec Enzo qui suit "Essa fugge ed io chi resto ! Chi di noi, chi di noi più amato avrà ?" et plus encore, dans sa remarquable interprétation du dernier acte qui se ferme sur son suicide.

Dans un rôle essentiel à l'action mais bien court pour une cantatrice de son calibre, Ewa Podles réussit à donner un relief impressionnant au personnage de La Cieca. Quand elle est en scène, elle sait exprimer à tout moment - même quand elle ne chante pas ou peu - la tendresse maternelle, la piété et la détresse de cette pauvre femme aveugle en butte à la calomnie et livrée à une populace déchaînée. Et quand s'élève sa voix de contralto, prenante et colorée, pour le très bel air "Voce di donna o d'angelo", le public retient son souffle, puis l'applaudit sans égard pour l'enchaînement musical !

En dépit d'un timbre un peu déplaisant dans les changements de registre, la mezzo napolitaine Laura Elisabetta Fiorillo a une voix expressive. Sa Laura Adorno, l'épouse infidèle, rivale de la Gioconda, est attachante du début à la fin.

Avec une gestuelle particulièrement juste et harmonieuse, l'imposant baryton Carlo Guelfi, espion amoureux de la Gioconda, tient avec prestance le rôle de Barnaba. La voix est solide et bien posée. On aimerait toutefois que le côté machiavélique, évoquant le Iago shakespearien, soit encore plus apparent.

Pour incarner Enzo Grimaldo, noble génois aimé des deux jeunes femmes, le ténor canadien Richard Margison, toujours bien campé sur ses jambes, à défaut de séduction, dispose de beaucoup de vaillance. La voix est généralement bien projetée et puissante, mais elle semble refuser l'obstacle au moment des aigus extrêmes qui s'arrêtent un peu abruptement. Margison remporte néanmoins un franc succès surtout dans son air "Cielo e mar ! l'etereo velo splende como un santo altar".

Le personnage d'Alvise Badoero, chef de l'Inquisition et mari trompé, est interprété avec finesse et élégance par la basse Carlo Colombara qui chantait le rôle à Vérone. La voix est bien assise et timbrée ; le jeu d'acteur tout à fait convaincant.

D'une manière générale, si les déplacements des personnages principaux et secondaires comme les mouvements de foules sont toujours très bien réglés et fluides grâce à la scénographie de Pizzi, les relations manquent un peu de substance entre les protagonistes (excepté pour le couple mère/fille, Podles/ Voigt).

En conclusion, le Liceu de Barcelone présente pour l'ouverture de sa saison lyrique une production de qualité et un très beau plateau de chanteurs internationaux au service d'une oeuvre plutôt bien servie. Son public manifeste clairement son enthousiasme en cours de représentation tout comme au rideau final.
 
 

Brigitte CORMIER
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