C O N C E R T S 
 
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LYON
10/05/05
Anja Silja
© Gérard Amsellem
(www.opera-lyon.com)
Leos JANACEK

JENUFA

Jenufa : Orla Boylan
Kostelnicka : Anja Silja
Laca Klemen : Robert Brubaker
Steva Buryja : Valentin Prolat
Buryja : Menai Davies
Karolka : Vanessa Woodfine
Le Contremaître du moulin : Jonathan Veira
Le Maire du village : Gordon Sandinson
Sa femme : Eiddwen Harrhy
Une Bergère : Kathleen Wilkinson
Barena, une servante : Rebecca Nash
Jano, un berger : Gail Pearson
Tante : Alexandra Guérinot

Mise en scène : Nikolaus Lehnhoff
Décors et costumes : Tobias Hoheisel
Eclairages : Wolfgang Goebbel
Assistant à la mise en scène : Daniel Dooner

Choeurs et Orchestre de l'Opéra de Lyon
Lothar Koenigs

Opéra de Lyon, le 10 mai 2005

Janacek superstar ! C'est un peu le constat que l'on fait à la lecture des programmations des maisons d'opéra du monde entier... Janacek est partout et partout célébré ! C'est que son oeuvre est magnifique, puissante, riche de facettes multiples qui rendent son profil à la fois insaisissable et idéalement changeant. C'est que cette musique de mots, cette mélodie du texte sur laquelle le compositeur a tant travaillé aiguillonne la curiosité. C'est que l'humanité trouble et troublante de ses compositions en appelle à l'empathie de chacun, suscitant l'émotion, la révolte par le chant continûment poignant de son âme ardente.

Janacek fait donc escale en bord de Rhône pour un triptyque très attendu, conçu autour du principe unificateur d'une direction musicale comme d'une direction d'acteurs unique. C'est avec Jenufa que se déploie le premier panneau de cette fresque bigarrée de sentiments mêlés. Jenufa c'est un peu l'enfant chéri de Janacek, cet enfant dont il accoucha dans la douleur. Plus d'une décennie de composition marquée par les vicissitudes de la vie, la perte de sa propre fille, voilà bien pour le compositeur matière à sculpter un monument gigantesque de douleur corrosive. Un peu bavarde au premier acte, un peu superficielle au dernier (mais l'aveu de la Sacristine est si puissant, et la trouée lumineuse du finale si belle d'espoir béant), la musique vaut pour un deuxième acte crucifiant, d'un dramatisme puissant, d'une violence débridée et crûment mise à nu... La construction est simplement démoniaque, chirurgicale, découpée avec la précision du scalpel.

Ce dramatisme, cette course à l'abîme qui mène de l'amour inavoué et inavouable à l'infanticide, le chef Lothar Koenigs sait le rendre comme peu. Il n'offre que de rares plages de lyrisme pur, peu d'occasions d'épanchements à son équipe. Seuls la prière de Jenufa au II et le finale pourront s'épanouir réellement, dans un temps soudain dilaté, épais, moite d'un sentimentalisme autant sublimé qu'assumé. Autour de ces épisodes clés, le chef fouette un orchestre chauffé à blanc, installe des climax hitchcockiens, pousse chacun dans ses derniers retranchements. Point de post-romantisme ici, mais la rugosité d'un terroir alla Zola, pour des danses rudes, pour des affrontements titanesques, suant la peine et le sang dans ce monde villageois dur, le temps d'un deuxième acte surtout empoigné à bras le corps, pétri violemment, parcouru de spasmes, de lames de fonds brûlantes, de couleurs acides, d'éclairs, suffocant de passions enchevêtrées.

Lenhoff joue, lui, plus de l'image d'Epinal que Koenigs. Le premier acte passe sans vertiges, le troisième n'existe qu'à partir du monologue de Kostelnicka ! Mais quel deuxième acte ! Dispositif minimaliste mais génie de la direction d'acteurs. Et quel jaillissement du geste surtout ! Quelle science de l'éclairage ! Quelle puissance évocatrice dans la gestion du corps des chanteurs. Il faut voir à la fois le naturel de la vieille Buryja à l'acte 1, l'imperturbable sentiment de quotidien qu'elle sait mettre à ses gestes mécaniques. Il faut voir la violence des corps tendus dans l'affrontement entre Laca et Jenufa à la fin du même acte. Il faut voir surtout tout ce que Lenhoff suscite autour du personnage de Kostelnicka, la silhouette qu'il lui crée, la virulence de ses déplacements, la justesse, la précision quasi métronomique de chacune de ses actions, de ses regards, des ses affaissements comme de ses élancements soudains... 

C'est aussi que l'équipe est d'exception. On ne détaillera pas les caractères divers de la faune villageoise qui entoure les protagonistes. On citera simplement le très beau Contremaître de Jonathan Veira, stature immense et voix idéalement rugueuse. On applaudira la Buryja ravagée mais vive, et humaine, et maternellement maternante de Menai Davies, grand mère jetée dans le tourbillon des passions trans-générationnelles. On saluera le Steva englué de contradictions de Valentin Prolat, voix tendue, présence fauve, pris au piège de ses amours contrariées d'alcool. On félicitera le Laca de Robert Brubaker, débarqué l'après-midi même en remplacement du titulaire souffrant. Que dire cette incarnation incandescente, de cette voix rude, torrentielle, poussée aux extrêmes de la dynamique? Que dire que cette silhouette jalouse, violente, de ce coeur tourmenté d'un amour non partagé mais gonflé de pardon, et justement d'amour? 


Orla Boylan
© Gérard Amsellem
(www.opera-lyon.com)

Pour qui aura Mattila ou mieux encore, Jurinac dans l'oreille, la Jenufa de Orla Boylan, elle, déstabilisera. La voix n'est pas belle; le timbre est quelconque, quand bien même la projection est solide. La couleur est sèche, les écarts de dynamique frôlent l'hystérie... Mais l'investissement irradie la scène, de la fille bonnasse, de la gentille adolescente "popote" de l'acte 1 à la fille perdue du 3. L'acte 2 où convergent les caractères majeurs de l'oeuvre verra là encore naître une présence transcendante, une Jenufa transfigurée par la maternité, seconde Vierge presque qui donne une prière tétanisante, d'une ferveur abandonnée, d'un lyrisme las, épuisé, qui tire les larmes des yeux.

Mais fera-t-on injure à cette équipe magistrale en disant que c'est vers Kostelnicka que convergent tous les regards ? Car la Sacristine c'est ici Anja Silja et c'est tout dire... Qu'elle ne fasse que traverser la scène au premier acte et déjà la chair de poule révulse le spectateur, sa gorge se noue. Qu'enfin elle ouvre la bouche et l'on touche au mythe. Non Anja Silja ne chante plus guère : elle parle, elle rugit, elle criaille, elle hurle, elle trémule surtout mais elle existe, elle vit, elle palpite et se consume sous nos yeux. Oui Anja Silja pousse péniblement la note entre les deux extrêmes d'un gigantesque trou d'une octave au moins. A-t-elle seulement jamais eu beaucoup de grave? Elle n'a en tout cas plus qu'un pauvre souffle rauque, jeté à la volée par-dessus l'orchestre. Quant au medium, c'est une espèce d'erratique champ de ruines, parcouru des restes d'une architecture sombre, solide toujours et par-là même d'autant plus troublement fantomatique... L'aigu lui est toujours là, percutant, dardé, droit comme un javelot, blanc comme l'acier et qu'importe sil s'apparente plus (mais n'est-ce pas un peu le cas depuis toujours ?) à un glaçant hululement de chouette nocturne ! Le 2 n'en sera que plus parcouru d'éclairs, de fulgurances, d'une montée en puissance de l'intransigeance de la Sacristine, prête à s'humilier pour le salut des conventions sociales, jetée à genoux aux pieds de Steva, pleurant l'honneur de son nom. Infanticide elle n'aura jamais été, paradoxalement, si humaine jusqu'à l'aveu du 3 frémissant, charriant le sentiment poisseux du crime consommé et assumé ! Silja met le public à ses pieds et rarement l'assistance traditionnellement réservée de l'Opéra de Lyon se sera ainsi laissée aller à une ovation aussi spontanément pleine de gratitude. 

On ressort de cette Jenufa perclus de coups, laminé, l'esprit hagard... A-t-on seulement vu un opéra? A-t-on seulement entendu une musique d'exception? N'a-t-on pas participé en fait à un événement déjà légendaire? On rentre chez soi avec dans l'oreille, encore, les accents transportés de la prière de Jenufa, avec aussi le timbre d'un Laca d'exception rivé au coeur, avec enfin quelque part au creux de l'estomac, comme un coup de poing violemment asséné, le souvenir d'une Kostelnicka statufiée, effondrée sur son piédestal fragile. A tout cela on sait que l'on vient de décrocher un petit bout d'éternité.
 
 

Benoît BERGER
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