C O N C E R T S 
 
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VENISE
15/11/05
 © Michele Crosera

Fromental HALEVY(1799-1862)

LA JUIVE

Opéra en cinq actes
Livret de Eugène Scribe
Edition critique de Karl Leich-Galland

Première représentation à Venise en langue originale

Mise en scène, Günter Krämer
Reprise par Alexander Edtbauer
Décors, Gottfried Pilz
Costumes, Isabel Ines Glathar
Lumières, Vilmo Furian
Production du Wiener Staatsoper

Eléazar, Neil Shicoff (11-15-19-23)
John Uhlenhopp (13-17-20)
Rachel, Iano Tamar (11-19-23)
Francesca Scaini (13-15-17-20)
Cardinal de Brogni, Roberto Scandiuzzi (11-15-19-23)
Riccardo Zanellato (13-17-20)
Léopold/Samuel, Bruce Sledge (11-15-19-23)
Giovanni Botta (13-17-20)
Eudoxie, Annick Massis (11-15-19-23)
Daniela Bruera (13-17-20)
Ruggiero, Vincent Le Texier (11-15-19-23)
Vincenzo Taormina (13-17-20)
Albert, Massimiliano Valleggi
Officier de l’Empereur, Enrico Masiero (11-15-19-23)
Dionigi d’Ostuni (13-17-20)
Un homme du peuple, Antonio Casagrande
Un autre homme du peuple, Claudio Zancopè

Orchestre et chœur du Teatro La Fenice
Chef des chœurs, Emanuela di Pietro
Chef d’orchestre, Frédéric Chaslin

Venise, le 15 novembre

Disons-le tout de suite : qui viendrait à Venise pour assister à la représentation d’un grand opéra français dans les règles serait déçu. D’importantes coupures ont été pratiquées, les ballets brillent par leur absence et la scénographie n’est pas assez spectaculaire.

Mais faut-il se lamenter parce que le verre n’est qu’à demi plein ? Au moins nous a-t-on donné à boire, et permis de nous faire une idée de cette grande œuvre, désormais en voie de disparition comme ses pareilles de la même espèce.

Sans doute, en raison même de la rareté des représentations de La Juive, peut-on déplorer les lacunes mentionnées . Au-delà du constat il reste un spectacle qui, vocalement et musicalement, et de temps à autre scéniquement  donne un reflet satisfaisant de l’œuvre.

Certes, la star de l’entreprise, Neil Shicoff, n’est-ce 15 novembre que l’ombre de lui-même, et la laryngite invoquée n’explique probablement pas tout. C’est plus probablement la fatigue accumulée au cours d’une longue et glorieuse carrière qui impose désormais les coupures abondantes, dans le duo avec Brogni ( scène 3 de l’acte IV ) et de la cabalette après le « tube » Rachel, quand du Seigneur. Or ces passages, à leur place, sont importants parce qu’ils font croître la tension alors qu’on s’approche vers le dénouement tragique ; leur absence nuit à cette montée au paroxysme qui fait partie des charmes de l’opéra en général et du grand opéra en particulier.

Ce n’est que dans les récitatifs et les ariosos que le ténor réussit encore à trouver l’éclat et l’énergie nécessaires. Au fur et à mesure de l’avancée de la représentation l’articulation mollit et le français perd de sa clarté. Préoccupé par ces difficultés, le chanteur n’est pas libre d’être complètement le grand interprète dramatique unanimement reconnu, et sous nos yeux c’est autant lui que son personnage qui souffrent. Défaillance passagère ? Ou limites d’un artiste ayant déjà beaucoup donné ? Le public de La Fenice s’est montré très chaleureux  envers lui, mais cet hommage semblait un peu rétroactif.

 Le rôle de Rachel devait être chanté par Iano Tamar, ancienne élève de l’Académie d’Osimo, qui remplace Susan Neves, victime d’une mauvaise chute pendant les répétitions . Mais l’Opéra de Genève l’ayant requise pour les répétitions de Tosca, ce 15 novembre il fut assuré par Francesca Scaini, de la seconde distribution . Heureuse surprise que la découverte de cette chanteuse aux moyens solides, avec un medium et des graves étoffés, des piani contrôlés et des aigus brillants sans stridence .( Certes la fluidité du français laisse à désirer, mais elle n’est pas la seule, en fait à part nos compatriotes Le Texier et Massis, seul Massimiliano Valleggi est quasiment irréprochable). Elle soutient l’aspect dramatique avec conviction et dans l’acte II son air de la scène 5, ses duos avec le pseudo-Samuel, leur trio avec Eleazar ont été de beaux moments d’hédonisme et d’émotion .

Samuel-Léopold est incarné par Bruce Sledge . Ce ténor américain déjà bien connu en Europe et qui se spécialise dans l’opéra de la première moitié du XIX° siècle a les qualités d’  une formation exigeante. Ainsi son français est d’une grande clarté ; seuls quelques sons nasalisés fugitifs ternissent-ils un peu la performance dans les premiers moments . La sérénade à l’acte I est un délice ; dans l’acte II l’ardeur amoureuse est perceptible dans la voix, et son affrontement avec Eleazar est un autre grand moment, où la sonorité pleine des aigus fait peut-être de l’ombre à son partenaire. Rôle après rôle, ce chanteur scrupuleux se confirme comme une valeur sûre.

Pour Brogni La Fenice a fait appel à un seigneur du chant qui fêtera bientôt ses vint-cinq ans de carrière, Roberto Scandiuzzi . Il n’éprouve aucune peine à atteindre les notes les plus graves d’un rôle qui lui permet aussi de chanter sur toute l’étendue de son registre et le son projeté est net et ferme. Tour à tour noble, autoritaire ou suppliant,  il compose avec justesse ce personnage qui doit représenter l’idéal évangélique alors que son passé le ramène aux brûlures des douleurs humaines. L’anathème de l’acte III donne le frisson ; de quoi regretter encore plus que sa grande scène avec Eléazar, à l’acte IV, soit malheureusement amputée de plusieurs strophes, alors qu’elle va culminer .

Annick Massis, appréciée à La Fenice où elle est invitée pour la troisième fois, possède toutes les armes pour incarner Eudoxie ; il faut déplorer qu’on l’ait privée du premier face à face avec Rachel . Et fallait-il prendre à la lettre le fait qu’elle désigne Léopold comme son « époux » et lui donner une progéniture aussi nombreuse qu’encombrante ? Façon de donner du sens, ou d’en trouver, dira-t-on . Mais ces coupures, parfois sans conséquences sur la construction dramatique, entraînent parfois des soudures discutables. Ainsi l’acte II s’est terminé sur le départ de Léopold de la maison de l’orfèvre ; dans le livret, au début de l’acte III Eudoxie, seule dans ses appartements, se lance dans un monologue où elle libère son ivresse narcissique et son appétit de plaisir ; on l’imagine tournoyant sur elle-même avec exaltation.

Mais ici, c’est dans la salle à manger  où Léopold, en rentrant au palais, s’est allongé pour dormir sur les chaises Louis XV  que, les bras encombrés du dernier-né, qu’elle délivre son hymne au bonheur retrouvé. Ce qui devrait être un feu d’artifice s’englue dans la convention bourgeoise. On est loin du grand Opéra. Evidemment la chanteuse n’est pas en cause, qui exécute sans faillir échelles, trilles et piqués, il s’agit de la conception du metteur en scène.

 Vincent Le Texier est un prévôt plein d’autorité ; si la voix tend à s’engorger lorsqu’elle est grossie cela ne dure pas longtemps . Dans la salle de La Fenice, il n’est pas nécessaire de forcer. Massimiliano Valleggi, baryton, est le suivant de Léopold, Albert ; sa voix sonne très bien et son élocution est si claire que je le croyais français.

 Le chœur, qui est dans cette œuvre un véritable personnage, impose dès le début sa présence . Retentissant, précis, il est une force avec laquelle le pouvoir doit compter. Les phénomènes de foule s’y manifestent, s’y propagent, et les individus qui composent l’ensemble représentent par leurs attitudes les convictions collectives. De ce point de vue la mise en scène est efficace. Mais est-elle toujours pertinente ?

Dans cette production venue de Vienne, l’action est transposée dans les années 30, au moment de l’antisémitisme dominant en Allemagne.

On comprend la visée : souvenons-nous, ce n’est pas si lointain. Les costumes du choeur évoquent d’ailleurs les tenues folkloriques en usage en Bavière. Ce peuple prêt au meurtre nous rappelle notre humaine condition. Mais le livret est rempli de références à une époque, à des événements historiques, à une forme de gouvernement bien précise, dont cette adaptation fait bon marché. Or n’est-ce pas constitutif du grand opéra français, que ce contexte historique à respecter puisqu’il fournit la matière aux tableaux à grand spectacle ?

Dans la version proposée, pour le grand spectacle, on reste sur sa faim. Le rideau se lève sur une sorte de façade en fer et plexiglas évoquant vaguement une serre, derrière laquelle se devinent des formes humaines : c’est la cathédrale de Constance et les fidèles rassemblés. Sur cette même façade une porte dérobée livre accès à la boutique et aux appartements d’Eléazar ; Le dispositif est économique, il évite la dispersion, mais illustre-t-il clairement la situation ? Lorsque ce dispositif disparaît, on découvre un grand plan très incliné en oblique de cour à jardin, délimitant ainsi deux espaces, le haut et le bas, le clair et l’obscur, celui des Chrétiens et celui des Israélites. Sur la partie supérieure ou bien une table au-dessus de laquelle pend un immense lustre ou bien un couvercle de bénitier figurent le siège du pouvoir temporel ou celui du pouvoir spirituel.

Ces accessoires créent-ils l’enchantement ? La partie inférieure est le lieu indistinct du travail  et de la vie collective dans la maison d’Eléazar ; au lustre étincelant du palais répond la modestie des chandelles. Ce dualisme est efficace, renforcé par l’opposition du blanc et du noir, mais certains choix restent problématiques : pourquoi Eudoxie ne va-t-elle pas chez Eléazar choisir le présent ? Pourquoi renoncer à l’aubaine du suspense que cette visite crée puisqu’à ce moment Léopold-Samuel est dans l’atelier de l’orfèvre ? Ces décisions simplifient mais aussi appauvrissent le contenu émotionnel.

Sans doute le goût a-t-il changé, sans doute sommes-nous blasés et n’avons-nous plus la capacité d’émerveillement de nos trisaïeux, mais n’est-il pas vrai aussi que si l’on va voir un grand opéra, c’est que l’on est prêt à jouer le jeu ? Ce n’était visiblement pas le propos du metteur en scène, qui, au paroxysme de l’horreur, lorsqu’ Eléazar perpètre sa vengeance en révélant à Brogni que Rachel était sa fille trop tard pour que celui-ci puisse la sauver, fait surgir des figurants enveloppés dans des losanges de feutre rouge censés représenter les flammes du bûcher .Quand on devrait frémir, on ricane .On peut le regretter .

Toutes les forces en présence étaient sous l’autorité de Frédéric Chaslin . L’ouverture donna quelque souci, non du côté de l’orchestre, qui semblait bien investi et prendre plaisir à faire sonner cette musique si bien conçue pour l’effet, mais d’une direction sans relief, faisant entendre une musique académique où l’on aurait voulu des contrastes plus marqués et davantage de souffle . Le premier acte alla son chemin, mais ce n’est qu’après le premier entracte que les deuxième et troisième actes, liés, trouvèrent l’élan et le rythme qui rendaient justice à Halévy . Il en fut ainsi jusqu’à la fin et le chef prit sa part des applaudissements chaleureux d’un public plutôt réservé durant la représentation.

Au total, donc, et malgré des insuffisances, une soirée qui, pour ses bons moments, valait bien d’aller à Venise.

Maurice Salles
 

Note : Le compte-rendu ne serait pas complet si nous ne signalions la forme choisie pour protester contre les projets du gouvernement italien de réduire drastiquement les subventions à la Culture . Avant le spectacle, les choristes déjà en tenue « bavaroise » se sont alignés devant le rideau et ont entonné, soutenus par l’orchestre le « Va pensiero » ; brusquement, à la reprise, ils se sont interrompus tandis qu’une voix off rappelait que l’art lyrique est menacé. Ils sont alors sortis en silence sous des applaudissements  nourris. Il ne s’agit pas de craintes vagues : il est à peu près acquis que si les mesures annoncées deviennent effectives Il crociato in Egitto passera à la trappe.

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