Ce 28
janvier, premier jour du Carnaval 2005, la Fenice affiche l'opéra
de Rossini Maometto Secondo qui avait déjà ouvert
la saison du Carnaval le 26 décembre 1822. Sur un livret de Cesare
della Valle, l'ouvrage a pour thème la prise de la colonie vénitienne
d'Eubée, dans la mer Egée, par le conquérant de Byzance,
Maometto II.
Dans la version créée
à Naples en décembre 1820, les troupes vénitiennes,
à la tête desquelles Paolo Erisso, gouverneur de l'ïle
et son second Calbo, sont massacrées et la fille d'Erisso, autrefois
séduite par Maometto II sous l'identité d'un notable chrétien,
préfère se donner la mort plutôt que de devenir l'épouse
d'un ennemi et d'un infidèle. Rossini, se doutant que l'évocation
de cet épisode historique, même romancé, ne les séduirait
pas, adapta l'oeuvre au goût de ses contemporains vénitiens.
Ajoutant une ouverture selon le modèle opératique en vogue
à Venise, il renonça à une structure musicale novatrice
pour revenir à un schéma plus traditionnel et, avec l'aide
du librettiste Gaetano Rossi, le finale, de tragique, devint joyeux.
Dans cette version de la Fenice, jamais
reprise depuis 1823, Maometto II accepte le défi que lui lance Calbo,
général en chef des Vénitiens et prétendant
à la main d'Anna Erisso. Véritable jugement de Dieu, ce combat
voit la défaite des Musulmans. Entre son père et son amoureux,
Anna chante alors le rondo final de La Donna del Lago.
On le voit, de Naples à Venise,
on est passé d'une tragédie sanglante à un dénouement
des plus conventionnels. Cependant, les beautés musicales sont si
nombreuses que ces changements n'affectent pas l'intérêt suscité
par la version vénitienne. De surcroît, pour faire de ces
représentations un événement, deux spécialistes
éminents de Rossini ont été convoqués, vénitiens
eux-mêmes, du moins d'adoption.
Claudio Scimone, chef d'orchestre et
musicologue, auteur de l'édition critique et du premier enregistrement
de la version napolitaine il y a plus de vingt ans, a mis au point la version
donnée à Venise à partir des autographes existants.
C'est dire si cet opéra lui est familier. Quant à Pier-Luigi
Pizzi , chargé de la mise en scène, des décors et
des costumes, il a signé de très nombreuses productions rossiniennes
dans les plus grandes maisons.
Avec de tels maîtres d'oeuvre,
on ne pouvait se tromper, semblait-il. Et pourtant... Ce n'est pas trahir
un secret que de dire que Claudio Scimone est meilleur musicologue que
chef d'orchestre. Une direction imprécise et des tempi variables
ne facilitent pas la tâche des autres musiciens, instrumentistes
ou chanteurs. C'est un peu chacun pour soi. Si, grâce au professionnalisme
des uns et des autres, tout accident grave est évité, la
cohésion du plateau laisse à désirer et la musique
de Rossini n'est pas servie au mieux.
Du point de vue visuel, on retrouve
l'élégance infaillible de Pizzi. Mais la beauté des
décors et des costumes tient-elle désormais lieu de mise
en scène ? Devant des ensembles mornes et statiques, aux attitudes
incompatibles avec le texte chanté, on ne peut que se demander si
cet homme, qui préparait simultanément Ernani à
Vérone, Maometto II à Venise et Semiramide
à Rome, a consacré assez de temps à diriger les personnages.
Certes, chaque décor éveille des réminiscences picturales
ou photographiques - le harem où les femmes assemblées composent
un ensemble qui évoque celles de Kaboul dans les ruines - le souterrain
voûté à la Piranese, la dégradation croissante
du temple antique qui sert d'église aux Vénitiens assiégés,
le rempart à demi écroulé par lequel Maometto II fait
son entrée... Certes, les costumes qui déclinent toutes les
nuances du blanc au noir et du grège à l'ocre - un refus
des couleurs vives étendu au héros, revêtu de rouges
éteints -, les plissés rappelant l'Antiquité et le
Vénitien d'adoption Fortuny, tout est raffinement et condensé
de culture. Mais la conception et la réalisation n'ont ni le caractère
d'évidence ni la force du spectacle donné à Pesaro
autour de la version napolitaine, vraisemblablement plus travaillé.
La distribution ne réserve pas
non plus que des satisfactions. Federico Lepre, en Selim, suivant de Maometto
II, tire son épingle du jeu. En dira-t-on autant de Nicola Marchesini,
le contre-ténor choisi pour être le général
Condulmiero ? S'agissait-il de faire sensation ? En 1822, le rôle
était chanté par une basse, et dans son enrichissant essai
publié dans le copieux programme de salle, Marco Beghelli suggère,
compte tenu de l'état de la partition, de faire appel à un
baryton aigu...
En passant de Naples à Venise,
le rôle de Paolo Erisso, gouverneur malheureux et père déchiré,
s'est enrichi d'un air qui en augmente le poids. Le jeune ténor
Maxim Mironov, remarqué en novembre au Théâtre des
Champs-Élysées en Ramiro, fait de son mieux, mais la tessiture
de baryténor se révèle éprouvante et son vibrato
donne à croire qu'il est, dès le début, fatigué.
En outre, physiquement, bien qu'il essaie de se voûter, on a du mal
à croire qu'il soit au moins quadragénaire.
Anna Rita Gemmabella interprète
Calbo. Le travesti ne sied vraiment qu'aux chanteuses élancées,
ce qui n'est pas son cas. Par contre, la voix est sonore, agile et étendue,
l'émission assez bien contrôlée - peu de sons engorgés
ou dans les joues lors des changements de registre -, mais elle manque
un peu de mordant.
Le rôle d'Anna Erisso, créé
jadis par une Isabella Colbran sur le déclin, revient à Carmen
Giannattasio. Charmante comme le dit son prénom, elle a comme son
illustre devancière des difficultés dans les aigus, qui frôlent
la stridence. La souplesse et la vocalisation n'ont rien sensationnel,
et le personnage, toujours appliqué, n'a guère de relief.
Heureusement, Lorenzo Regazzo offre
au public une leçon de chant rossinien. Assurément, il ne
possède pas une voix de stentor ni celle d'une basse profonde,
mais sans truquer, sans aucun effet facile, il s'impose comme un des meilleurs
chanteurs dans ce répertoire exigeant. Qu'il s'agisse de l'agilité,
de la déclamation, du chant syllabé, il sert le rôle
avec virtuosité, tout en composant un personnage dramatiquement
convaincant sous ses divers aspects de conquérant, de politique
et d'amant. Grâce à ce talent majeur, doublé d'une
rare probité artistique, et en dépit de ses imperfections,
cette édition du Maometto Secondo restera un grand souvenir.
Maurice SALLES
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