C O N C E R T S
 
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MARSEILLE
12/05/2006
 
© Nuccia Focile
Gian Carlo MENOTTI (né en 1911)

MARIA GOLOVIN

Opéra en trois actes
(version originale, création en France)
Livret du compositeur

Nouvelle production

Mise en scène, Vincent Boussard
Décors, Vincent Lemaire
Costume, Christian Lacroix
Lumières, Alain Poisson

Maria Golovin, Nuccia Focile
La Mère, Eugénie Grünewald
Agata, Sophie Pondjiclis
Donato, Paulo Szot
Docteur Zuckertanz, Jacques Lemaire
Le prisonnier, Patrice Berger
Trottolo, Louis Lemaire

Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille
Chef du chœur, Pierre Iodice

Direction musicale, Nasser Abassi

Marseille, 12 mai 2006

La cannebière et son vieux maître

L’histoire d’amour entre l’Opéra de Marseille et Gian Carlo Menotti, particulièrement ardente dans les années 1970-1971, tomba en léthargie après un sursaut en 1985. Avec la création en France de la version originale de Maria Golovine, déjà présentée à Marseille en 1971 en version française, Renée Auphan ranime la flamme.

Le livret, rédigé par le compositeur, rapporte les épisodes de la liaison née entre l’héroïne et Donato, le fils de la propriétaire de la villa dont elle a loué un étage. Mariée à un homme encore prisonnier de guerre, et mère d’un jeune enfant, elle cède aux entreprises du jeune homme sans remettre en cause ces liens et tout en refusant de sacrifier son fils à ses désirs. Le déséquilibre entre la passion absolue qu’il lui voue, et la raison qu’elle s’efforce de garder, joint à une jalousie peut-être exacerbée par sa cécité, rendent leur relation de plus en plus difficile. L’annonce du retour du mari précipitera le dénouement : il préférera la tuer plutôt que de la laisser appartenir à un autre. Sauf que ce meurtre n’aura pas lieu : sa mère, chargée de guider sa main, le fera décharger son arme dans le vide et lui fera croire qu’il a tué Maria.

Ce résumé montre clairement quels ingrédients sont réunis ici : ceux d’un drame vériste. Or, c’est le charme- au sens propre du mot – de l’œuvre qu’elle évite les écueils du genre, et que, tout en reconnaissant sa place dans une filiation, elle a une personnalité irréductible aux apparentements qu’on peut lui prêter. Si, en apparence, Maria Golovine est un drame de la jalousie dont les prémisses semblent annoncer l’inéluctable conclusion, en fait le thème profond de l’œuvre est la liberté.

Dans un monde déterminé seulement par les conséquences de la dernière guerre, les personnages sont aux prises avec leur liberté d’individus. De leurs choix dépend ce qu’ils seront. Cette leçon existentialiste, que le prisonnier évadé donne à l’amant esclave de sa passion, Maria et la Mère semblent la connaître, d’instinct ou d’expérience. L’une et l’autre agissent au nom de leurs responsabilités. Mais, c’est la force de la conception, les choix essentiels sont réservés pour la fin, et, selon un principe que le plus exigeant des classiques ne désavouerait pas, ils dépendent l’un de l’autre et sont inextricablement liés.

Si bien que cette intrigue, échappant aux schémas réducteurs, confine à la tragédie sans y sombrer. Faut-il s’étonner que la musique ait la même subtilité ? Comme il refusait de s’enfermer dans les pièges d’une localisation et d’une temporalité strictement définies, Gian Carlo Menotti refuse d’écrire la musique de l’époque de la création. Fidèle à son admiration pour Debussy, il s’ingénie à échapper aux formes définies, ou à les plier à la fluidité d’un discours où la subjectivité se déploie du cantabile au cri selon le climat affectif. Lyrique sans mièvrerie, passionnée sans hystérie, suggestive sans lourdeur, la partition épouse chaque nuance du texte et des situations, avec une limpidité exquise.

La luminosité de cette œuvre si cohérente est restituée par un plateau quasiment idéal. Dans le rôle titre Nuccia Focile est parfaite en jeune femme désireuse de prolonger, autant qu’il se pourra sans mettre en péril l’essentiel, le cadeau que la vie lui fait de cet amour inattendu. L’émail de sa voix charnue de soprano lyrique donne au personnage sensualité et fragilité ; sa grâce l’achève. La mezzo Eugénie Grünewald incarne magnifiquement la Mère, hôtesse empressée au début, spectatrice navrée ensuite de la passion de son fils, puis femme témoignant de la vie, enfin mère intervenant pour sauver son fils, avec une versatilité vocale à la hauteur de toutes les situations. Paulo Szot, pour son troisième rôle cette saison à Marseille, remporte victorieusement l’épreuve théâtrale de la cécité feinte ; il a l’énergie, la fougue et la sensibilité qui font croire à son personnage tourmenté, dont la tessiture de baryton ne lui pose aucun problème.

Sophie Pondjiclis donne à la servante Agata l’épaisseur humaine qui lui est accordée dans le livret, sa malveillance à l’égard de Maria ayant des relents de rancœur jalouse ; la voix est un peu à l’épreuve dans les passages les plus aigus. Patrice Berger est un évadé farouche dont l’intervention a la vigueur de l’homme résolu, qui a fait le tri entre l’essentiel et le dérisoire. Jacques Lemaire prête à Zuckertanz l’agitation et la vanité qui définissent le personnage. L’enfant qui jouait Trottolo est-il son fils ? C’est un prodige d’expressivité et de justesse, loin du chien savant, une authentique performance de comédien.

L’aspect visuel tient en deux décors. Le premier révèle à l’intérieur de la villa une pièce semi-cylindrique, seulement meublée d’une table métallique, percée dans le fond d’une vaste porte vitrée donnant vraisemblablement accès à une terrasse. Le deuxième montre l’extérieur de la villa, vue depuis cette terrasse, seulement ornée d’un arbre mort et d’une plante dans un angle qui s’agrippe à un support dont le prisonnier évadé se servira pour pénétrer dans la villa et pour en repartir. Cette absence de pittoresque est conforme aux souhaits de l’auteur. Même sobriété pour les costumes, signés pourtant d’un grand nom de la mode ; excepté pour la riche Maria Golovine, dont le train de vie justifie d’élégantes toilettes, les couleurs sont sobres, et les formes évoquent les années 50 du XX°siècle. On peut du reste se demander si Christian Lacroix ne s’est pas amusé à « faire » du Dior ou du Jacques Fath. Le soin apporté à ces modèles est extrême, et les chaussures, tant masculines que féminines, sont des poèmes de minutieuse évocation.

La mise en scène s’applique à mettre en valeur les données du livret, avec de menues adaptations. La direction d’acteurs donne les résultats excellents déjà mentionnés. Quelques scènes sont traitées avec une élégance presque chorégraphique (deuxième duo Maria-Donato).

Nader Abassi dirige un orchestre au mieux de sa forme avec la conviction d’un amoureux de la musique de Menotti et un sens rigoureux des accents ; la balance entre fosse et plateau est remarquablement réglée.

Accueillie par de longs applaudissements, la fin de la représentation aura une suite imprévue. Renée Auphan, micro en main, surgit sur scène et annonce la présence du compositeur, et Gian Carlo Menotti, 95 ans le 7 juillet prochain, fait son apparition, provoquant une standing ovation, comme on dit dans son pays d’adoption. Le vieux maître, bien que diminué par des épreuves physiques, tient à exprimer en français la joie qu’il éprouve encore à voir ses enfants reconnus. Cette intervention couronne une splendide soirée musicale que l’on pourra entendre sur France Musique le 17 juin à 19 heures.


Maurice Salles


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