C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
PARIS
25/01/05
© Sara artists
Dimitri Chostakovitch (1906-1975)

Nos (Le Nez)

Opéra en 3 actes et 10 tableaux
Livret d'Alexander Preis, Dimitri Chostakovitch
Grigori Ionine, Evgeni Zamiatine
D'après la nouvelle de Nicolas Gogol (1835)

Opéra de chambre de Moscou
Direction musicale : Anatoly Levine

Mise en scène de Boris Pokrovski (1974)
Décor et costumes de Vladimir Talalaï

Kovalev : Edouard Akimov*
Iakolevitch, le barbier : Alexei Motchalov
Praskovia Ossipovna son épouse : Maria Lemecheva 
Le gendarme : Boris Tarkhov*
Le valet de Kovalev : Boris Drouginine *
Le Nez : Léonid Kazatchkov
L'employé du journal : Viktor Borovkov
La vieille comtesse : Irina Mouravyova
La vendeuse de craquelins : Liudmila Sokolenko*
Le docteur : German Loukavsky
Madame Podtotchine : Liudmila Kolmakova
Sa fille : Elena Andreeva

* chanteurs qui faisaient partie de la distribution initiale en 1974

Mardi 25 janvier 2005
Paris Cité de la Musique

Une farce qui tourne au tragique et se termine par un pied de nez !

Lors de son petit-déjeuner, un barbier retrouve dans le pain cuit par son épouse le nez d'un de ses clients de la veille. Effrayé d'une telle étourderie, il se précipite en ville afin de s'en débarrasser. Il y réussit difficilement. De son côté, le client en question, un assesseur de collège nommé Kovalev, s'aperçoit avec horreur à son réveil de la disparition de son nez et part à sa recherche. Contre toute vraisemblance, il le rencontre à l'église, vêtu en conseiller d'État, solennel et méprisant. Terrorisé et désespéré, il tente de retrouver le fugitif par tous les moyens. Mais, victime des soupçons de la police, il se heurte à l'incompréhension et aux moqueries de la foule. Kovalev finit par récupérer son nez, mais impossible de le faire tenir en place ! Il pense à tort avoir été ensorcelé par la mère d'une jeune fille qu'il veut épouser. Après encore bien des épreuves, il recouvre enfin sa dignité d'homme porteur d'un nez, en bonne place. Il décide alors de ne pas se marier et de profiter de l'instant qui passe sous les traits d'une jolie marchande. 

Loin d'une relecture actualisée de Nos (Le Nez), chef-d'oeuvre d'un Chostakovitch de 22 ans, fuyant tout académisme, classique ou romantique, il s'agit d'une reprise de la production de l'Opéra de chambre de Moscou présentée en 1974. Montée sous le régime soviétique, dans un esprit évitant toute critique contre le pouvoir, elle avait marqué le retour triomphal d'une oeuvre enterrée pendant plus 40 ans. Elle fait salle comble ce 25 janvier à la Cité de la musique. Malgré l'opacité de la langue russe qui fait regretter à beaucoup de spectateurs - insuffisamment préparés - l'absence de surtitres, le public de mélomanes et d'amoureux du théâtre n'a pas boudé son plaisir.

Au moment de la genèse de Nos (1927/1928), Chostakovitch est sous le choc de la musique du Wozzeck de Berg donné peu avant à Leningrad. Il est imprégné de Strauss, Prokofiev, Stravinsky, Bartok, Schoenberg, Milhaud - et même de jazz. Il baigne dans le contexte culturel du constructivisme et du cinéma d'Eisenstein. Il est aussi sous l'influence des théories théâtrales de Meyerhold, qui l'ont mis en garde contre tout suivisme ou succès facile. Il veut donc frapper fort. La nouvelle de Gogol, écrite presque un siècle auparavant, lui fournit le thème rêvé pour se lancer dans une écriture musicale débridée, mêlant voix et instruments dans un même tissu sonore pour exprimer toute la tragédie d'un homme privé de son appendice olfactif - ô combien symbolique - vivant dans une société répressive, souvent bête et méchante. La satire, la caricature, le surnaturel autoriseront un traitement artistique absolument neuf, voire fou.

Dès l'ouverture, précipité dans la confusion par de continuels contrastes de registres, d'oppositions rythmiques, de notes dissonantes, on entre dans le vif du sujet. L'opéra est construit comme une symphonie frénétique en trois mouvements. Action, discours instrumental multicolore, paroles chantées, cris, bruitage, affrontement des principaux protagonistes et scènes de foules délirantes, se succèdent jusqu'à l'étourdissement pour produire une matière théâtrale unique dont on ne sait s'il faut rire ou pleurer. Car il s'agit de la lutte dérisoire d'un être humain dans une société cruelle, entièrement mécanisée.

En 1974, Boris Pokrovski (aujourd'hui âgé de 89 ans), attentif à tous les détails et ce en bon disciple de Stanislavski, avait réglé, en présence du compositeur, une mise en scène inventive, rigoureuse, précise comme une horloge. Après plus de 30 ans et de nombreuses représentations sur tous les continents, celle-ci n'a pas perdu son efficacité.

Retour à l'époque de Gogol sous le Tsar Nicolas Ier. Quelques éléments stylisés suffisent à évoquer Saint-Pétersbourg. De chaque côté du plateau, deux longues rangées de mannequins présentent les costumes qui vont caractériser quelque 70 personnages. On se croirait au music-hall ou au cirque plutôt qu'au théâtre. Il y a un côté image d'Épinal : silhouettes très dessinées, couleurs criardes, pas plus d'accessoires qu'il n'en faut pour situer les différents tableaux. Ce dispositif scénique sommaire permet à l'action de se dérouler en souplesse et au rythme endiablé de la musique. L'entracte pour percussions seules après le deuxième tableau est un morceau d'anthologie. Sous la baguette du chef Antony Levine, la cacophonie apparente faite de ruptures de tempo et de changements de registre est sous contrôle. Chaque instrument, chaque voix se détache sans interrompre le cours de l'action. On passe d'une scène à l'autre dans un découpage cinématographique visuel et sonore, particulièrement notable dans la fameuse scène de la lettre écrite et reçue simultanément en deux lieux différents.

La cohérence du spectacle témoigne d'un travail de troupe au service d'une oeuvre. Selon les conceptions exigeantes du metteur en scène, chaque geste individuel, chaque scène d'ensemble revêt une signification précise. La cathédrale de Kazan, le bureau de presse, la perspective Nevski sont évoqués avec un minimum de moyens.

 Les interprètes tiennent leurs rôles et leur partie vocale de manière percutante. Irrésistible de drôlerie, avec sa voix nasillarde, le ténor Léonid Kazatchkov qui chante le rôle du Nez est un conseiller d'État d'une grande dignité. Plusieurs chanteurs de la distribution d'origine - et non des moindres - sont présents : la savoureuse vendeuse de craquelins, Liudmila Sokolenko, le gendarme, Boris Tarkhov et Boris Drouginine, le valet débauché qui joue de la balalaïka en l'absence de son maître. Enfin, inoubliable quand il regarde dans son miroir, face au public, son visage pitoyable privé de nez, le baryton Edouard Akimov incarne un Kovalev d'une vérité saisissante. Conforme au voeu de Chostakovitch, il passe du lyrisme à la pleurnicherie sans jamais faire rire. Et parvient, malgré l'invraisemblance de la situation, à nous communiquer son angoisse, sa terreur et son désarroi jusqu'à la pirouette finale.

Un spectacle qu'il faudrait sans doute revoir plusieurs fois pour en saisir toutes les finesses.
 
 

Brigitte CORMIER

N.B. L'intégrale en CD de cette production de 1974 de l'Opéra de chambre de Moscou, dirigée par G. Rojdestvenski a été éditée sous le label LE CHANT DU MONDE.

[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]