C O N C E R T S 
 
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PARIS
01/04/03

[ Acte II : Pendant la répétition ]
de gauche à droite : Miah Persson (Smorfiosa), Mario Zeffiri (Ritornello)
et Janet Williams (Porporina)
© Alvaro Yanez
L'Opera Seria

Opéra comique en trois actes
de Florian Leopold Gassmann
sur un livret de Ranieri de Calzabigi (1769)

Fallito (Faillite) : Pietro Spagnoli
Sospiro (Soupir) : Jeremy Ovenden
Passaglio (Passacaille) Riccardo Novaro
Delirio (Délire) : Klaus Häger
Ritornello (Ritournelle) : Mario Zeffiri
La Stonatrilla (Détonante) : Alexandrina Pendatchanska
La Smorfiosa (Mijaurée) : Miah Persson
La Porporina (Porporine) : Janet Williams
Befana, mère de Smorfiosa : Dominique Visse
Caverna , mère de la Stonatrilla : Stephen Wallace
Bragherona, mère de Porporina : Curtis Rayam

Concerto Köln
Direction musicale : René Jacobs

Mise en scène : Jean-Louis Martinoty
Décors : Hans Schavernoch
Costumes : Daniel Ogier
Lumières : Jean Kalman

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, le 1er avril 2003


Le miracle inattendu

Le théâtre des Champs-Élysées vient de nous offrir une des soirées les plus rafraîchissantes et les plus savoureuses de la saison. Une authentique découverte, voire une révélation, ou tout n'est que plaisir, délice et ravissement...

A priori, seul le musicologue averti devrait connaître Florian Léopold Gassmann (1729-1774).
Ce connaisseur se souviendra qu'un certain... Mozart lui avait déclaré toute son admiration.
Il aura retenu le succès remporté par son Opera Seria lors de sa re-création au festival de Schwetzingen en 1994, la production reprise cette année par le Théâtre des Champs-Élysées et coproduite par le Staastoper de Berlin. Il ne pourra ignorer, enfin, que le livret de l'Opera Seria (1769) est signé du brillant Calzabigi, qui a notamment participé à la réforme de l'opéra en écrivant pour Gluck les livrets d'Orfeo ed Euridice et d'Alceste.

En revanche, le béotien (ou presque !) qui découvre l'Opera Seria de Gassmann entrevoit avant tout une oeuvre parodique, un opéra sur l'opéra (on pense notamment à l'Ariane à Naxos de Richard Strauss). Il appréciera certainement le regard critique d'un compositeur et d'un librettiste sur un genre codifié, l'opera seria, à son zénith à la fin du XVIIIe siècle. Il relèvera toute la complicité entre Gassmann et Calzabigi, qui s'amusent à démonter les excès et les convenances du genre : l'affectation de la musique à effet, le ridicule des livrets trop précieux ; la pingrerie des impresarii, l'ego des danseurs et les caprices des chanteurs... ce dernier point restant, plus de deux siècles plus tard, d'une complète actualité ! Enfin, Il louera sûrement la mise en scène de Jean-Louis Martinoty : les effets les plus simples sont amenés avec intelligence, les surprises permanentes, l'invention constante. À aucun moment on ne prendrait à défaut ce théâtre intelligent, digne héritier des créations happenings des années 70.

De Charybde en Sylla

Le rideau s'ouvre : au fond de la scène, en arrière-plan, une photo du Théâtre des Champs-Élysées fait effet de miroir ; nous nous trouvons dans les coulisses même de notre propre salle. Et ces coulisses sont encombrées d'accessoires hétéroclites : des poissons en mousse, une fausse tête d'ours, des rapières en bois, des oriflammes, des étendards aux couleurs passées, du mobilier de théâtre au style indéterminé... Visiblement, cette maison d'opéra est loin de l'opulence : la troupe n'a que peu de moyens et le spectacle qui s'y prépare fera large place à la récupération de ces briques et brocs. L'impresario, qui s'appelle "Faillite" (!), contemple, navré, les pages de partitions composées par ces deux artistes prétentieux : le fat librettiste "Délire" et le désastreux compositeur "Soupir". Nous sommes au matin de la première, et les chanteurs vont (seulement) faire leur arrivée. Trois prime donne, "Détonante", "Mijaurée" et "Porporine", flanquées de leurs mamans acariâtres (jouées par trois hommes) - mères plus maquerelles que duègnes ; enfin, précieux et non moins vaniteux, le primo uomo  "Ritournelle". La compagnie est complétée par un Maître à danser nombriliste. Chacun des protagonistes est visiblement déterminé à ne servir que sa propre gloire. Cet acte d'exposition s'achève sur un ensemble burlesque : les "stars" se voient présentés livret et costumes, chacun est mécontent ou de sa traîne ou de son chapeau ou de sa place sur l'affiche ; aucune note d'Oranzeb, l'opera seria en devenir, n'a été jouée que règne déjà la cacophonie. Cela promet !

Les choses se bousculent à l'acte deux, qui nous fait vivre les répétitions : les caractères, défauts et caprices s'affirment, on change, qui la musique, qui les paroles, on improvise de nouvelles ornementations, on tente d'apprendre à jouer la comédie. Même l'orchestre est mis à contribution : le "compositeur", volant la baguette à René Jacobs, dirige un instant la formation pour quelques mesures fort discordantes... Les gags s'enchaînent au fur et à mesure de la répétition des morceaux. Le divo, arrangeant les paroles selon son (petit) niveau de compréhension, est ballotté de "Charybde en Sicile" au cours d'une aria dont les textes décrivent une tempête, mais dont le rythme est celui d'un "air de sommeil". La diva se suicide au son de vocalises ridicules et hors de propos. Enfin le sommet du délire est atteint lors de l'aria del paragone (air d'imitation) parodique de Porporine, où le grand guerrier victorieux se compare à un dauphin sautillant parmi les thons. À cet instant, le public n'est plus qu'un immense éclat de rire ; et l'on ne se souvient pas s'être amusé aussi franchement à l'opéra.


[ Acte III : Pendant la représentation de l'opera seria Oranzeb ]
de gauche à droite : Janet Williams (Porporina), Mario Zeffiri (Ritornello)
et Alessandrina Pendatchanska (Stonatrilla)
© Alvaro Yanez

Le dernier acte va nous permettre enfin d'assister à la représentation proprement dite. Après les répétitions ubuesques du deuxième acte, on attend avec impatience le naufrage inévitable. Le rideau s'ouvre sur un décor kitchissime d'inspiration hindoue : Lakmé revu par les Pieds Nickelés ! L'enchaînement des airs est d'un burlesque débridé, le spectacle dépasse le pire amateurisme.

Et, très vite, la claque, dispersée dans la salle, prend la parole pour "sortir" les chanteurs en perdition ; et il est amusant de constater combien cet artifice théâtral pourtant remâché fonctionne : tandis que les "spectateurs" huent les chanteurs, une partie des vrais spectateurs tentent de calmer la vindicte par des "chuuuts" embarrassés. Passé l'étonnement, la salle se fait complice, et le rideau tombe sur le fiasco attendu d'Oranzeb

Les mamma commentent le désastre et l'on découvre que l'impresario, finalement le plus sensé de cet aréopage de Narcisses, s'est enfui avec la recette. Chacun se console et se rassure de l'échec en tournant contre lui, et contre la race des impresarii, la furie collective. Un lieto finale à l'absurdité ravageuse, ultime pirouette d'un livret à la modernité stupéfiante.

Musicalement, Gassmann alterne le pur buffa - l'impresario a par exemple des faux airs de Figaro, les ensembles électriques semblent préfigurer... certains crescendo  rossiniens ! - et la caricature.  Certains des pastiches d'airs à convention donnent un résultat digne de figurer dans bon nombre d'opera seria. L'interminable ouverture de l'Oranzeb, au début du troisième acte, est un modèle de pauvreté musicale et d'affligeante grandiloquence. En parfait accord avec son livret, la musique de Florian Gassmann est facétieuse et euphorisante.

Comment ne pas associer à cette réussite théâtrale et musicale une incroyable troupe de chanteurs acteurs, qui, non contents de se livrer aux écarts vocaux les plus fous, aux ornementations les plus délirantes, aux suraigus, aux trilles, aux vocalises jusqu'à la fausse fausse-note, chantent en jouant à la perfection.

Naturellement, les trois "divas harpies" mènent vocalement le bal, et nos oreilles ont bien du plaisir à les entendre, particulièrement Alexandrina Pendatchanska, qui assume une tessiture tout bonnement inhumaine. Le public ne s'y trompe pas et lui fait un triomphe.

La délicate Miah Persson, fidèle de René Jacobs, est une Smorfiosa hypocondriaque à souhait, sa voix agile et gracieuse rend justice à son personnage névrotique. Janet Williams enfin est une Porporine dynamique à souhait.

En "Ritournelle", le chanteur vedette, Mario Zeffiri fait valoir son timbre de ténor rossinien, déployant un excellent falsetto et une vaillance qui lui permet d'affronter les tensions de l'emploi. Pietro Spagnoli, habitué des grands rôles mozartiens, délivre dans le rôle majeur de l'impresario, seul personnage non psychotique, un chant impeccable, une diction parfaite et une vaillante projection. Mention particulière aux trois "mamma", qui réussissent l'exploit, passé la première surprise, de nous faire croire à leur personnage burlesque, et à Dominique Visse, dont il faut une fois encore saluer l'incroyable abattage scénique.

Félicitons enfin l'excellent Concerto Köln, qui mène la danse avec précision, sous la baguette (virtuelle, il dirige de la main) d'un René Jacobs qu'il faut louer pour cette magnifique découverte.

Décidément, le Théâtre des Champs-Élysées, après une superbe Petite Renarde Rusée, et avant une Cenerentola prometteuse, nous offre une saison superbe. Mais où donc étaient les caméras ? Alors  que dans certaines maisons on capte de plus grises productions, cette soirée mémorable aurait mérité d'être conservée en images pour la postérité ! Tant pis, on se rattrapera grâce à la captation réalisée par France Musiques et diffusée le 14 juin prochain (à 19 h 30).
 
 

Frédéric Théret
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