C O N C E R T S 
 
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LILLE
05/11/05
M. Slattery & R. Pokupic © Frédéric Iovino

Claudio MONTEVERDI (1567-1643)

L’Orfeo
Favola in musica

Nouvelle production créée à l’Opéra de Lille

Direction musicale : Emmanuelle Haïm
Mise en scène et décors : Giorgio Barberio Corsetti
Décors et costumes : Cristian Taraborrelli
Lumières : Pier Girgio Foti
Vidéo : Fabio Massimo Iaquone
Maquillage et coiffure : Elisaeth Delesalle
Assistance à la mise en scène : Raquel Silva
Assistants musicaux : Jonathan Cohen, Benoît Hartouin, Laura Monica Pustilnik

Michael Slattery : Orfeo
Kerstin Avemo : Euridice/Musica
Marina de Liso : Speranza
Paolo Battaglia : Caronte
Aurélia Legay : Proserpina
Paul Gay : Plutone
Renata Pokupic : Messagiera
Pascal Bertin : Pastore
Ed Lyon : Pastore
Finnur Bjarnason : Pastore, Apollo, Eco
Jonathan Brown : Pastore
Kimy Mc Laren : Ninfa

Ensemble vocal et orchestre du Concert d’Astrée
Les Sacqueboutiers de Toulouse

Coproduction Théâtre de Caen, Opéra national du Rhin
En collaboration avec le Théâtre du Châtelet, Paris
Opéra de Lille, 5 novembre 2005

« Au moment d’aborder la mise en scène de L’Orfeo, qui raconte la mort d’un poète, je pense à la mort d’un poète en particulier, celle de Pasolini. C’est peut-être pourquoi j’ai envie que l’univers scénique du spectacle fasse écho aux années soixante-dixOrphée vit dans une époque qui pourrait être tout à fait la nôtre. » Il y a trente ans, le 3 novembre 1975, le corps du sulfureux poète et cinéaste italien était retrouvé sur une plage d’Ostie. Crime crapuleux ou politique ? Le mystère reste entier et le lien avec Orphée plutôt anecdotique. Quand bien même une version de la légende prétend que les Ménades ont déchiqueté le fils d’Apollon parce qu’il avait dédaigné l’amour des femmes, l’opéra de Monteverdi ignore cet avatar. En outre, rien ne prouve que l’assassin du Frioulan, ouvertement homosexuel, fût un prostitué. Toutefois, la présence de trois acrobates râblés et sexy en diable, résonne un peu comme un hommage, à moins qu’elle ne trahisse certaines affinités avec l’auteur des Ragazzi. Contrairement à ce que peuvent laisser croire les propos de Giorgio Barberio Corsetti, la mort ne hante pas cette production, ruisselante de sève et de rosée ! Orphée n’est plus un demi-dieu contemplatif, mais le héros solaire d’une bande de copains non moins fringants (on songe plus d’une fois à West Side Story). Cette jeunesse riante enfourche des solex, danse, festoie, lutine et se taquine sur l’herbette… Image parfaite du bonheur, de l’insouciance et de la joie de vivre qui baignent le premier acte (« Lasciati i monti »). Le coup de tonnerre qui frappe cet azur n’en est que plus frappant. La Messagiera de Renata Pokupic n’est pas une manière de dea ex machina tragique et grandiose, mais bien la « douce compagne » d’Eurydice, Silvia, désemparée, noble dans sa douleur, sans mélo ni cris superflus.

Si le chagrin d’amour transcende les époques et parle à tous les publics, Corsetti se montre, en revanche, moins à l’aise avec le substrat littéraire et mythologique dont se nourrit également le livret de Striggio. Il hésite entre modernisation – un salon télé tient lieu de salle du trône pour Pluton – et reconstitution comme dans ce prologue où la Musica, superbe patricienne toute de pourpre vêtue, figure au centre d’un tableau du Seicento. Le visuel éblouit, Kerstin Avemo, avec ses cheveux courts, ses traits épurés et presque androgynes, évoquant une héroïne de Greenaway ou le troublant Orlando campé par Tilda Swinton dans le film éponyme de Sally Potter. Cependant, les univers se juxtaposent, les époques et les références se télescopent sans parvenir à se fondre dans une lecture cohérente et aboutie du drame. La transposition évite du moins les contresens et les extrapolations gratuites qui gâchent volontiers ce genre d’actualisation. L’illustration du livret se fait parfois même un peu trop littérale, à l’image des Sylvains incarnés par les acrobates, ou redondante, comme dans ce geste, projeté sur un écran géant, de la Musica qui tend son bras pour assoupir Charon juché sur sa barque. Ce manque d’audace ne laisse pas d’étonner alors que le metteur en scène vante l’absence de réalisme des codes qui régissent l’opéra et se réjouit que l’imagination puisse donc y être reine... L’humour et le second degré apportent néanmoins une touche de fantaisie, un parfum de nostalgie au gré d’allusions savoureuses aux machines baroques et aux trucages du cinéma de papa. Corsetti s’émancipe aux troisième et quatrième actes, développant de belles idées, notamment cette pluie de vêtements qui s’abattent sur les eaux noires du Styx.    

Les options d’Emmanuelle Haïm ont été largement commentées lors de la sortie de son disque. La controverse ne portait pas que sur le respect de la lettre et d’une illusoire authenticité historique. Pour peu que les libertés prises avec le style et les indications explicites du compositeur servent la musique, les puristes prêcheraient dans le désert, mais ici, l’infidélité ne paie guère. Si, comme l’observe la chef, « d’une expérience de laboratoire, on arrive directement à un chef-d’oeuvre », pourquoi se croit-elle autorisée à le retoucher, à l’augmenter ? Une véritable humilité devant le génie de Monteverdi nous aurait, par exemple, épargné l’inutile surenchère de ces percussions qui soulignent la tournure dramatique des événements à l’acte II. De même, si Kerstin Avemo joue moins les divas que Natalie Dessay, ses ornements dénaturent le propos de Monteverdi et tendent à réduire le pouvoir de la Musica à la virtuosité des interprètes. Ces anachronismes lorgnent trop vers l’opéra à venir et escamotent l’irréductible singularité de L’Orfeo.

Les effectifs du Concert d’Astrée sont à peu de choses près identiques à ceux de l’enregistrement – une trompette (et non quatre, hélas !) rejoint les sacqueboutes dans la toccata – et le continuo, toujours envahissant, ne se montre guère plus inspiré. Le plateau, lui, a été entièrement renouvelé. Constitué de douze chanteurs spécialement recrutés pour cette production, le chœur est le point fort, pour ne pas dire la bonne surprise de cette création[1]. Ses interventions, vivifiantes et d’une grande souplesse expressive, rendent justice aux pages sublimes que Monteverdi lui réserve et rachètent la contre-performance des European Voices en studio. Michael Slattery (Orfeo) enthousiasme et déçoit en même temps : beau gosse, crâneur et rebelle, fiévreux, habité, le personnage est crédible, passionnant même, mais il faut admettre que vocalement la prise de rôle s’avère prématurée. Si Finnur Bjarnason (Pastore, Apollo) n’a rien à lui envier en termes de présence et de musicalité, son chant est surtout plus sûr et mieux projeté. Sinon, aucune personnalité n’émerge véritablement de la distribution, assez hétérogène et pas toujours très armée pour affronter le recitar cantando... Hormis l’émouvante Messagiera de Renata Pokupic déjà citée, il faut encore évoquer la tendre et sensuelle Proserpina d’Aurélia Legay, dont on comprend que les accents « ravivent l’ancienne blessure de l’amour ». Une mention également pour Kerstin Avemo et Marina del Liso qui retiennent l’attention dans les rôles particulièrement fugaces d’Euridice et de la Speranza, et pour le timbre frais, l’élégance so british du ténor Ed Lyon.

Bernard Schreuders


[1] Susan Gilmour Bailey, Anna Dennis, Sinead Pratschke, Elisabeth Weisberg, Ruth Massey (sopranos), Owen Willetts (contre-ténor), Jeremy Budd, Simon Wall, Kevin Kyle (tenors), John Mackenzie (baryton), Andrew Kidd et Nicholas Warden (basses). Certains participeront également au parcours madrigalesque du samedi 12 novembre : l’Opéra accueille une série de concerts (la plupart gratuits) autour des madrigaux de Monteverdi et de ses contemporains. Pour plus d’informations : http://www.opera-lille.fr/home.php (Happy Days).

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