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BORDEAUX
26/11/05
Kristine Opolais et Aleksandrs Antonenko © DR

Piotr Ilyitch TCHAÏKOVSKI (1840 - 1893)

LA DAME DE PIQUE

Opéra en trois actes
Livret de Modeste Tchaïkovski

Mise en scène : Andrejs Zagars
Décors : Aleksandrs Orlovs
Costumes : Kristine Pasternaka
Lumières : Glebs Filstinskis
Chorégraphie : Elita Bukovska

Tchekalinski, Viesturs Jansons
Sourine, Krisjanis Norvelis
Hermann, Ian Storey
Le comte Tomski, Samsons Izjumovs
Le prince Eletski, Janis Apeinis
La Comtesse, Ludmila Bora
Lisa, Mlada Khudolej
Pauline, Kristine Zadovska
La gouvernante, Llona Bagele
Macha, Leva Parsa
Le maître de cérémonie, Vladimirs Pugacovs
Tchaplitski, Miervaldis Jencs
Naroumov, Andris Blaumanis
Prilepa, Evita Zalite

Orchestre de l’Opéra National de Lettonie
Choeur de l’Opéra National de Lettonie
Chœurs d’enfants de l’Ecole Dome de Riga
Direction musicale, Andris Nelsons

Bordeaux, Grand-Théâtre, le 26 novembre 2005

Hermann, après un cursus banal, rejoint les services de sécurité de l’Etat avec pour mission d’infiltrer le milieu des « nouveaux russes » ; la Comtesse a passé son enfance dans le palais de ses parents avant de fuir son pays en 1917 ; Eletski a grandi dans l’un de ces immenses appartements réservés à la nomenklatura soviétique ; Tomski est un agent immobilier ; Pauline, riche propriétaire de boutiques, vit au cœur de la haute société, etc.

Les orientations de la mise en scène, expliquées dans le feuillet distribué à l’entrée de la salle du Grand-Théâtre de Bordeaux, prêtent plus à sourire qu’elles ne se révèlent utiles pour comprendre les choix d’ Andrejs Zagars. Le directeur de l’Opéra National de Lettonie se démène pourtant afin de nous convaincre que l’histoire de La Dame de Pique pourrait se dérouler aujourd’hui, banal fait divers jeté en pâture aux téléspectateurs du journal de 20 heures. Hermann ne lit plus la lettre de Lisa au début du troisième acte mais écoute un message sur son répondeur téléphonique. L’apparition de la Tsarine à l’issue du bal est remplacée par le défilé de « Miss Saint-Pétersbourg ». Des machines à sous font office de tables de jeu ; des danses modernes, façon Pulp fiction et Macarena se substituent aux rondes et ballets. Tous ces efforts sont vains. La pièce de Pouchkine, revue par les frères Tchaïkovski, ne demande pas autant de contorsions pour empoigner. On contemplerait d’ailleurs avec amusement cette recherche absolue de modernité si, dans sa quête, le metteur en scène n’occultait outrageusement la dimension fantastique de l’œuvre. Indispensable pourtant. Que deviendrait Don Giovanni privé de son commandeur ? Ou Don Carlos sans l’apparition finale de Charles Quint ?

Le spectre de la Comtesse, consigné dans la coulisse, devient alors le seul fruit d’une imagination malade. Le personnage lui-même perd son aspect terrifiant. La faute en incombe également à Ludmila Bora, dépourvue de l’autorité demandée, respectable quand on la veut acariâtre. La voix participe à l’erreur : volume sonore insuffisant pour épouvanter les ensembles, timbre trop clair, manque de relief. C’est Argine plus que Pallas.

Heureusement les deux autres sommets du triangle infernal, Hermann et Lisa, habitent mieux leur rôle. Lui d’abord, hanté comme il se doit, accablé jusqu’à l’excès, relève le défi vocal, celui de « l’Otello russe ». Le rôle est lourd, ingrat même dans ses sonorités froides et mates, mais Ian Storey l’endosse avec vaillance et délivre un chant passionné qu’il attise d’aigus frappants, qu’il sait aussi, pour ne pas lasser, rendre sensibles et nuancer.

Elle, surtout, revêt ardemment ce romantisme éperdu propre à la petite-fille de la Comtesse. Mlada Khudolej - son nom s’inscrit désormais dans la mémoire - fascine par l’engagement, l’éclat juvénile mais aussi par la lumière argentée du timbre, l’ampleur, l’égalité et la pureté de la ligne. D’origine russe, soliste au Théâtre Mariinsky, la soprano compte également à son répertoire Norma, Senta, Salomé, Aida, Abigaille, Lady Macbeth sans en paraître le moins du monde affectée. D’une belle santé au contraire, dotée d’un physique agréable pour ne rien déranger, elle prouve qu’il existe à l’Est un salut hors d’Anna Netrebko. Si seulement les maisons de disques voulaient s’en donner la peine.

L’orchestre et les chœurs emmenés par Andris Nelsons représentent la troisième carte gagnante, l’as qui ferme la martingale. Ensemble, ils délivrent une lecture fiévreuse, contrastée mais naturelle car cette musique leur appartient jusqu’au tréfond de l’âme. Les ensembles, souvent décoratifs, participent au drame, l’exacerbent même par leur sonorité grandiose sans nuire à la narration, conduite implacablement vers sa terrible conclusion.

La troupe de l’Opéra de Lettonie forme le reste de la distribution, plus routinière comme en témoigne le Tomski grisâtre et un rien cabotin de Samsons Izjumovs ou le trop jeune Eletski de Janis Apeinis auquel manquent noblesse et legato.

Bordeaux et Riga sont désormais villes jumelles. Le rapprochement reste à démontrer car l’œuvre et ses interprètes ne recueillent pas les applaudissements qu’ils méritent. Lors de le berceuse de la Comtesse, « je crains de lui parler la nuit », une dame chuchote à son mari : « Elle chante en français ! ». Le fort accent de Ludmila Bora laisse perplexe le brave monsieur qui répond d’un air inquiet : « Tu crois ? » puis il soupire bruyamment. Non décidément, les poètes auront beau faire, Garonne ne rime pas avec Neva.

Christophe Rizoud
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