C O N C E R T S 
 
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BRUXELLES
28/01/05
© Johann Jacobs / La Monnaie
Piotr Ilyitch Tchaïkovski

La Dame de Pique

direction musicale : Daniele Callegari

mise en scène : Richard Jones
décors et costumes : John Macfarlane
éclairages : Jennifer Tipton

Hermann : Vitali Tarachenko
Comte Tomski : Tómas Tómasson
Prince Ieletski : Vladimir Chernov
La Comtesse : Nina Romanova
Lisa : Tatiana Monogarova
Pauline : Marina Domashenko
Tchekalinski : Lorenzo Caròla
Sourine : Nabil Suliman
Tchaplitski : Marc Coulon
Naroumov : Shadi Torbey
Le Majordome : André Grégoire
La Gouvernante : Beata Morawska
Macha : Elise Gäbele

Vendredi 28 Janvier 2005
Bruxelles, Théâtre de la Monnaie

Production : Welsh National Opera (Cardiff), Den Norske Opera (Oslo)
& Teatro Communale di Bologna

A mi-chemin entre la fable et le conte fantastique, d'une épouvantable noirceur, la Dame de Pique, courte nouvelle écrite par Pouchkine en 1833, impressionna beaucoup ses contemporains et inspira ensuite traducteurs et adaptateurs. C'est à la demande du directeur du conservatoire de Saint-Pétersbourg que Modeste Tchaïkovski, le frère du compositeur, produisit un livret sur ce sujet, livret qui s'écarte sensiblement de l'oeuvre originale, à la fois par le souci de produire un spectacle somptueux à la scène, mais aussi, semble-t-il, d'adoucir un peu le cynisme de Pouchkine. Tchaïkovski composa la partition très rapidement à l'automne 1890, presque d'un jet, avec fièvre et enthousiasme, et considérait la Dame de Pique comme son véritable chef-d'oeuvre. La partition ne manque certes pas d'attraits et regorge de splendides mélodies inspirées par le tragique des situations, de tensions dramatiques intenses orchestrées avec effets, et de moments de répit, choeurs d'enfants, pastorale et autres divertissements dans le goût de l'époque. 

La production de la Monnaie, en collaboration avec les maisons d'opéra de Cardiff, Oslo et Bologne, est mise en scène par Richard Jones et placée sous la direction musicale de Daniele Callegari. Elle réunit une très belle équipe de chanteurs pour la plupart issus du conservatoire de Moscou (et qui se jouent donc des difficultés de la langue), des voix amples et saines, aux aigus faciles, très efficaces sur le plan dramatique. Le couple Hermann ­ Lisa (Vitali Tarachenko et Tatiana Monogarova) qui a recueilli tous les suffrages du public, et les nôtres en prime, domine cette brillante distribution vocale : vaillance et richesse du timbre pour le ténor, couleurs cuivrées, presque trop riches pour ce rôle de jeune fille, chez la soprano. L'Islandais Tomas Tomasson (vaillant Comte Tomski, superbe voix) n'est pas en reste et l'emporte en vigueur et en présence scénique sur l'autre baryton, Vladimir Chernov (Prince Ieleski). Le rôle titre (mais sur le plan vocal, c'est somme toute un petit rôle) est tenu par la mezzo Nina Romanova, et Marina Domashenko chante Pauline.


© Johann Jacobs / La Monnaie

Les décors (John Mac Farlane) évoquent une Russie de fin de règne, sans qu'on puisse bien la situer dans le temps, un monde déliquescent, la perte des valeurs, le vieillissement de tout. Du jardin public à la chambre de Lisa, puis à celle de la comtesse, on passera ensuite par un audacieux renversement de perspective à la chambre de Hermann, au moment où il sombre dans la folie, vue d'en haut, qui crée le malaise et donne le vertige, somptueux moment de théâtre. Au dernier tableau enfin, la table de jeu qui occupe quasi tout le plateau, inclinée comme après un tremblement de terre, exprime elle aussi un monde en perdition, qui vacille littéralement sur ses pieds. Ce sont autant de tableaux saisissants, audacieux et expressifs.

Mais au sein de ces lambeaux de splendeurs, aucun chanteur ne trouve vraiment ses marques ; la plupart des situations semblent en porte-à-faux : qu'Hermann chante son amour ou son désespoir, le jeu de l'acteur est le même, distant et sans émotion. La mise en scène n'exprime rien des rapports pourtant extrêmement tendus des principaux acteurs du drame. Beaucoup d'airs sont chantés face au public, à l'avant scène et les mouvements des choeurs se résument à traverser la scène de cour à jardin ! Cette absence de tension scénique, en total décalage avec la musique passionnée de Tchaïkovski, crée parfois l'ennui, alors que le livret riche de sens abonde pourtant en sollicitations interprétatives, parcourant l'infinie palette des sentiments humains : l'amour, la jalousie, la cupidité d'Hermann, puis sa folie, le doute, la naïveté et le désespoir de Lisa, le cynisme de la comtesse, sa passion du jeu ou ses tentatives dérisoires de résister au temps qui passe, bien peu de ces affects sont effectivement traduits en gestes et ce n'est pas l'intervention tardive d'un squelette géant en guise de spectre, plus proche de la dérision d'un Ghelderode que du drame romantique de Pouchkine, qui réussira à créer l'émotion visuelle. On verserait presque dans un grotesque hors de propos.

Le chef, Daniele Callegari, livre dans l'ensemble une bonne prestation ; il semble accorder plus d'attention à l'orchestre qu'aux chanteurs, qu'il laisse plus ou moins livrés à eux-mêmes, et si sa baguette fait bien chanter les cordes, elle laisse passer quelques imperfections du côté des cuivres, parfois plus bruyants qu'il ne faudrait. Les richesses de l'orchestration n'en sont pas moins bien rendues : gloire et justice à la partition.
 
 

Claude JOTTRAND

Jusqu'au 13 février 2005 au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles.

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