C O N C E R T S
 
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PARIS
07/04/2004

(© Eric Mahoudeau)
Maurice Ravel (1875-1937)

L'Heure espagnole
Comédie musicale en un acte (1911)
Livret de Franc-Nohain

Concepcion, Sophie Koch
Gonzalve, Yann Beuron
Torquemada, Jean-Paul Fouchécourt
Ramiro, Franck Ferrari
Don Inigo Gomez, Alain Vernhes
 

Giacomo Puccini (1858-1924)

Gianni Schicchi
Opéra en un acte (1918)
Livret de Giovacchino Forzano

Gianni, Alessandro Corbelli
Lauretta, Patrizia Ciofi
Zita, Elena Zilio
Rinuccio, Roberto Saccà
Gherardo, Jean-Paul Fouchécourt
Nella, Jeannette Fischer
Betto, Alain Vernhes
Simone, Donato Di Stefano
Marco, José Fardilha
La Ciesca, Tiziana Tramonti
Maestro Spinelloccio, Orazio Mori
Amantio di Nicolao , Roberto Accurso
Pinellino, Josep Miquel Ribot
Guccio, Armando Noguera

Direction musicale : Seiji Ozawa

Mise en scène et costumes : Laurent Pelly
Décors : Caroline Ginet, Florence Evrard
Lumières : Joël Adam
Dramaturgie et collaboration
à la mise en scène : Agathe Mélinand

Orchestre de l'Opéra National de Paris
Coproduction avec le Seiji Ozawa Opera Project

Opéra National de Paris, Palais Garnier
7 avril 2004, 19h30



Vous en connaissez beaucoup, vous, des spectacles dont on sort heureux au point de vouloir y retourner tout de suite ? Pour cette saison parisienne, je répondrais l'Orlando furioso au Théâtre des Champs-Élysées, Les Troyens du Châtelet évidemment, et maintenant ce Gianni Schicchi couplé avec L'Heure espagnole.
L'appariement des deux oeuvres peut pourtant surprendre. Certes, elles datent l'une et l'autre des années 1910, elles durent moins d'une heure, elles ne comprennent qu'un seul acte et possèdent un caractère comique. Mais la musique qui les anime appartient à deux univers tellement différents que leur mariage semble contre nature. Pourquoi ne pas avoir associé, comme le veut intelligemment l'usage, L'Heure espagnole à L'enfant et les sortilèges, l'autre ouvrage lyrique de Maurice Ravel (1) ? Et bien parce que ce dernier a déjà été accouplé à Der Zwerg de Zemlinski au même endroit il y a moins de 4 ans (2). Il fallait donc trouver un opéra de remplacement, et c'est Gianni Schicchi qui s'y colle.

Reste alors au metteur en scène à imaginer les moyens pour réunir les deux morceaux du puzzle. Ici, Laurent Pelly a utilisé les horloges. Meubles dans la boutique de Tolède, elles symbolisent ensuite les clochers de Florence. Les décors et les costumes aussi. Ils se réfèrent à la même époque, à savoir les années 1950. Et puis surtout, le traitement des personnages. En Espagne comme en Italie, ce sont des pantins mus par leur seule avidité, sexuelle ou matérielle. Les corps sont désarticulés, tordus par la convoitise. Le résultat tient de la chorégraphie. Chacun exécute les gestes propres à son caractère et à sa musique, l'ensemble forme un ballet cocasse, intelligible et harmonieux qui sert parfaitement le propos. Cette démarche est particulièrement efficace lorsque la scène est occupée par un grand nombre de personnages. Puccini y trouve naturellement son compte. Chez Ravel, le quintette final surtout bénéficie du procédé. "Voilà ce que j'appelle une femme charmante" susurre Ramiro dans L'Heure espagnole et bien moi, voilà ce que j'appelle une mise en scène intelligente...

Mais la musique participe aussi à cette réussite. L'orchestre d'abord. Seiji Ozawa est un orfèvre qui maîtrise l'infernale mécanique ravélienne. Dès le prélude, il se joue de la polyrythmie, fait sonner les cloches, célesta, harpes, trompettes, marionnettes et nous plonge dans une totale félicité sonore. La partition reste cependant servie avec l'humour et le décalage qui conviennent. Les effets burlesques d'instrumentation sont traités comme tels. Il s'agit d'une comédie musicale, Ozawa ne l'oublie pas. L'éclat de rire orchestral qui ouvre Gianni Schicchi nous le confirme : Puccini ne sera pas moins considéré. La fosse s'emballe, trépigne, halète, à l'image de la famille Donati mais sait prendre aussi la distance nécessaire pour nous lancer un clin d'oeil instrumental de connivence, s'arrêter pour savourer avec gourmandise les moments de lyrisme intense. Le résultat ne se fait pas attendre, le chef japonais est ovationné par un public reconnaissant.

Et le concert de louanges n'est pas terminé. Car le plateau se situe au même niveau d'excellence et, à l'issue du spectacle, on est tenté de prendre exemple sur "L'école des fans" de Jacques Martin en décernant à tous les chanteurs la note maximale.
Pour L'Heure espagnole, Ravel a cherché à imiter le style du récitatif bouffe italien qui demande de "dire plutôt que chanter". Il a été parfaitement compris. Par Franck Ferrari d'abord. De Ramiro, muletier déménageur amateur, le baryton français possède, outre la diction parfaite (3), la silhouette massive, la voix solide, la projection franche. Jean-Paul Fouchécourt est lui aussi un fin diseur. Il dessine avec subtilité un Torquemada insidieux et cupide. Yann Beuron trouve en Gonzalve un rôle qui n'est pas forcément dans ses cordes. A force de technique, il parvient cependant à ridiculiser comme il se doit l'amoureux platonique. Alain Vernhes ne fait qu'une bouchée de Don Inigo, le banquier vaniteux et grotesque. Sophie Koch enfile avec drôlerie la robe à fleurs de la femme de l'horloger. Plus charnelle que coquette, sa Concepcion n'a vraiment qu'une idée en tête. Et vite ! La voix se met au diapason de cette interprétation, sensuelle, voire épaisse parfois, mais toujours limpide.

On retrouve Alain Vernhes et Jean-Paul Fouchécourt dans Gianni Schicchi, l'un en Betto qui n'a jamais aussi bien porté son nom, l'autre en Gherardo dominé à nouveau par son épouse. Mais ils s'effacent devant les autres cousins Donati. La cousine Zita, en premier lieu. Bigoudis sur la tête, vêtue d'une vilaine blouse, acariâtre et bouffonne, Elena Zilio utilise sans vulgarité ses graves hadaux pour traduire la cupidité profonde de la "Vecchia". A ses côtés, Donato Di Stefano figure un pitoyable mais brave Simone. Roberto Sacca possède la vaillance de Rinuccio. Sans forcer le trait, il entonne son hymne à Florence avec brillance. Si on veut couper les cheveux en quatre, on peut trouver qu'il lui manque un rien de souplesse. A Lauretta revient le privilège de chanter "O mio babbino Caro", le tube de la partition (4). Est-ce vraiment une chance ? L'air a été convié à tant de récitals qu'il en est aujourd'hui usé. Les plus grandes voix du monde l'ont inscrit à leur répertoire et chacun d'entre nous a dans l'oreille l'interprétation de l'une d'entre elles. La comparaison peut s'avérer fatale à la titulaire du rôle. Pourtant, replacée dans son contexte, exécutée comme ce soir avec fraîcheur et pureté d'émission, la prière de Lauretta retrouve son pouvoir émotionnel. Patricia Ciofi triomphe donc. Sa silhouette fluette, son timbre fruité, sa clarté et son naturel composent une jeune fille pure et ingénue. Le public a pour elle les yeux de Rinuccio. A l'applaudimètre, elle se place juste derrière Ozawa. En troisième position arrive Alessandro Corbelli. J'avoue que je l'aurai mis en tête. Son "In testa la cappellina" m'a littéralement soulevé de mon fauteuil. Son Gianni Schicchi crève la scène. Paysan égaré au milieu de la petite bourgeoisie florentine, rustre mais rusé, il mène le jeu en évitant tout cabotinage. Pour arriver à ses fins, il détaille le texte, varie les colorations, les intonations, use évidement d'hilarantes nasales lorsqu'il contrefait Buoso et emporte la partie en claironnant des notes aiguës qui n'admettent pas de répliques. Oui, vraiment, sans hésiter, il mérite, la mule, la maison et les moulins de Signa.

Gérard Mortier l'a dit, il n'aime pas Puccini. Il y a donc fort à parier qu'il nous faudra attendre un bon moment pour revoir cette production. Si nous la revoyons un jour... Quel dommage ! Les directeurs de théâtre devraient demander leur avis au public lorsqu'ils planifient les reprises. Je rêve d'un opéra plus démocratique. Mais je ne veux pas terminer sur une note amère. Ce spectacle ne le mérite pas. Au contraire. Je préfère donc, pour finir, rappeler Rinuccio et Lauretta, enlacés, dos au public, face à Florence, unis dans un vibrant "Firenze da lontano ci parve il Paradiso ! (5)".
 
 
 

Christophe RIZOUD
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Notes

(1) Lire notre dossier consacré Ravel.
(2) Lire la critique de ce spectacle
(3) Franck Ferrari affectionne tout particulièrement la mélodie française et a enregistré l'intégrale des mélodies de Jacques Ibert.
(4) Utilisé par James Ivory comme musique du film Chambre avec vue, le succès de cet air a dépassé le cadre de l'opéra.
(5) "Florence au loin nous sembla le Paradis !"
 

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