OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
VICENZA
06/06/2008

Lorenzo Regazzo
© DR


XVII° édition des Semaines musicales
au Théâtre Olympique de Vicence


Lorenzo Regazzo, basse
Dimitri Romano, piano

Récital de chant  « De l’amour cruel »

Georg Friedrich Händel (1685-1759)
« Dalla guerra amorosa »

Giovanni Maria Bononcini (1642-1678)
Per la gloria d’adorarvi”

Antonio Vivaldi (1678-1741)
Scène de la folie d’Orlando tirée de Orlando furioso (1714)
Première exécution publique de la version originale pour basse

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Adagio KV 356/617a (adapté au piano de l’original pour harmonica de verre)
« Io ti lascio, o cara, addio » aria KV 621a
“Aprite un po’quegl’occhi”, récitatif et air de l’acte IV des Nozze di Figaro

Giovanni Simone Mayr (1763-1845)
Trois chansons vénitiennes (arrangements pianistiques de Lorenzo Regazzo)
A Bettina
La necessità
La  stracavata

Gioachino Rossini (1792-1868)
De l’album Musique anodine, Péchés de vieillesse, vol.XIII
Prélude pour piano (1857)
N°3 «  Mi lagnero tacendo »
N°6 « Mi lagnero tacendo »
N°7 “ Mi lagnero tacendo”

Reynaldo Hahn (1875-1947)
L’avvertimento
Che pecà

Antonio Buzzola (1815-1871)
El regalo
L’amante timido
El mario a la moda


Vicenza, le 6 juin 2008

Laurent le Magnifique


La cruauté de l’amour : depuis l’antiquité, est-il thème plus exploité ? Le choisir comme thème d’un récital n’est donc pas sans risque. La lecture du programme permet de comprendre comment l’intelligence de sa composition a permis que ce qui aurait pu n’être qu’un parcours convenu devienne par le talent des interprètes et en particulier du chanteur un panorama diapré de sentiments.

En première partie, donc, la cantate de Haendel composée à Rome en 1709 développe avec des accents scarlattiens une idée qui sera chère à Napoléon, celle de la fuite devant l’amour, seule victoire possible sur un ennemi aussi trompeur. On est en pleine rhétorique, textuelle et musicale, mais l’art de Lorenzo Regazzo transforme ce discours, par une conviction communicative, en témoignage direct d’une victime éprouvée. Netteté de l’accent, tenue du souffle, longueur de la voix, précision des écarts, propreté des vocalises, clarté de la diction, homogénéité de l’émission, facilité sur l’étendue, richesse du registre grave, rien ne manque et ne manquera au service de la musique et de l’expressivité.
Avec l’aria de Bononcini, on reste dans ce contexte précieux, mais le climat change ; loin de songer à la fuite, bien que convaincu qu’aimer et souffrir sont inséparables, l’amant répète à satiété qu’il restera à subir son lot. C’est l’anticipation de la volupté selon les masochistes, avec les formules répétées et les trilles obligés qui, tout en exprimant l’obsession, permettent aussi d’apprécier la clarté de l’émission, pure de tout engorgement.
La scène de la folie d’Orlando furioso ne pouvait être absente : non seulement Vivaldi est chez lui à Vicence, où il débute à l’opéra en 1713 avec Ottone in villa – qui sera donné en version de concert ce 22 juin – mais Lorenzo Regazzo a enregistré la version originale écrite pour basse. Dans son exécution publique, la première connue depuis la création de 1714, on retrouve les ruptures de ton, la véhémence, les accents variés qui transmettent au disque les ravages fulgurants de la jalousie et un désarroi aigu à perdre la raison, une force interprétative qui en direct empoigne et cloue littéralement sur son coussin.
Suit un intermède où Dimitri Romano, jusque là seulement partenaire de valeur, devient soliste et exécute avec un toucher exquis un adagio de Mozart pour gassharmonica transposé au piano, réussissant à faire entendre les échos cristallins de l’original. Sans pause le pianiste enchaîne avec l’introduction de l’air de concert « Io ti lascio, cara, addio ». Il serait facile de croire qu’ici l’amoureux n’est plus la victime ; mais en répétant qu’il part sans obtenir de réaction il révèle en fait qu’elle reste indifférente à ses plaintes ou à ses menaces, et qu’il est bien en peine d’amour. Le climat change avec le récitatif et l’air de Figaro au quatrième acte des Nozze. Interprète aguerri du rôle, entre autres avec René Jacobs, Lorenzo Regazzo devient sous nos yeux cet amoureux déçu que l’amertume envahit et qui ne peut l’exhaler qu’en prêtant à toutes les femmes la cruauté sans bornes de la sienne. Là encore, on est saisi d’admiration, par la justesse de ton et l’impression de naturel donnée par l’artiste.

Après ce panorama qui avait offert des airs plus ou moins célèbres du « grand répertoire » des XVII° et XVIII° siècles, la deuxième partie propose des pièces plus courtes et moins exigeantes quant aux prouesses vocales, mais tout aussi ardues à interpréter, ayant toutes en commun à une exception près, outre le thème directeur, d’être liées à Venise par le texte écrit en dialecte et par le style musical souvent inspiré des chansons dites de bateau. (Il existe du reste un disque paru chez Forlane sous le titre Lorenzo Regazzo chante Venise où on peut les retrouver.)
L’exception est Rossini, qui sur un quatrain de Métastase s’est diverti dans ses Péchés de vieillesse à des variations qui sont autant d’occasions pour les interprètes de faire preuve d’esprit. Après un prélude pour piano qui annonce Satie en forme de barcarolle déhanchée et d’une solennité pleine de dérision, place à « Mi lagnero tacendo ». Le texte lui-même commence comme l’expression de l’égarement de l’amoureux en proie à l’exaltation sentimentale, « Je me plaindrai en silence », et la musique le porte avec l’ironie discrète de l’emphase, tantôt parodique de l’opera seria, tantôt péremptoire jusqu’au bouffe. On est sur des œufs tant il faut doser avec exactitude expressivité et retenue. N’ayons pas peur des mots, ce que fait ici Lorenzo Regazzo est un chef d’œuvre, et on peut en dire autant du reste de cette deuxième partie, où sa maestria de chanteur se confond avec sa verve interprétative. Comment ne pas penser à sa consoeur qui se définit comme actrice qui chante ? C’est bien cet engagement qui fait de toutes ces chansons, au-delà du plaisir d’entendre une belle voix chantant bien, autant d’expressions de l’expérience amoureuse troublantes comme des révélations ou des confidences.
Mayr, sur des textes d’Antonio Lamberti guère éloignés de Ronsard, met d’abord en musique un amoureux cherchant à amadouer une belle maussade par des reproches discrets et des rappels de bon sens. Ce qui est tû compte autant que ce qui est dit : dans ces deux couplets passent la tendresse, la prière, l’incitation, flotte le doute. Dans la deuxième chanson on entend un homme désormais hors d’âge de pouvoir jouer les jolis cœurs qui connaît bien les femmes et les dangers de l’amour ; mais ce savoir sera inutile car son addiction sera la plus forte ; et la ritournelle teinte de mélancolie cet aveu d’impuissance. L’impuissance, sujet de la troisième chanson de Mayr, où un homme ayant trop vécu ne peut plus souffrir de l’amour que par défaut, et prend son parti de renoncer à faire le galant au risque d’être moqué. Le climat se teinte de pathétique mais ne se départit pas d’une discrète auto-ironie qui contient l’effusion dans les limites du savoir-vivre. Combien ces œuvres, dont Lorenzo Regazzo a réalisé l’arrangement pianistique, sont civilisées !
La première chanson de Reynaldo Hahn est tout vibrante d’ondoiements caraïbes accommodés à la lagune, sur un texte de Pietro Buratti où un homme probablement d’âge mûr met en garde les jeunes gens contre une jeune femme d’autant plus cruelle qu’elle semble douce ; mais il détaille si bien ses charmes trompeurs qu’à l’évidence il n’a pas fini d’en souffrir. La chanson suivante, sur un texte de Francesco Dall’Ongaro, exprime la sérénité d’un homme qui, l’âge venu, n’éprouve plus les peines de l’amour ; il s’en vanterait presque, ses plaisirs sont désormais sans risques, il est bien délivré… mais n’éprouve-t-il pas, au fond, quelque regret ?
Les trois chansons d’Antonio Buzzola nous éloignent de ce climat et pointent vers la comédie. La première est la profession de foi d’un amoureux qui veut se déclarer avec un panier de fleurs ; sera-t-il bien accueilli en dépit de son entrain? La deuxième, sur un texte d’Antonio Lamberti, exprime les affres vécues par un timide qui se demande si ces troubles prouvent qu’il est amoureux. En Pierrot indécis n’étant sûr de rien Lorenzo Regazzo est à peindre, retrouvant les maladresses savoureuses d’un Mastroianni. Mais c’est une femme qui prend la parole dans la dernière, une femme moderne qui formule des exigences claires : elle veut un mari à la mode, c'est-à-dire séduisant et soumis, qui n’exige rien, et « c’est à prendre ou à laisser », voilà le refrain qu’elle serine avec une allégresse brutale.

C’est merveille de sentir dans la moindre inflexion que le chanteur a intériorisé ces œuvres au point que son interprétation, servie par une voix plus épanouie que jamais et entièrement contrôlée, fait miroiter de l’une à l’autre les moirures des musiques et des sentiments. La chaleur croissante du public étant devenue en deuxième partie un véritable enthousiasme, trois bis sont accordés dont une nouvelle version pas triste de « Mi lagnero tacendo » pour amant pris de boisson et l’air de Mustafa dans L’Italiana in Algieri « Le donne italiane… » Le récital s’achève ainsi dans l’euphorie et le sentiment d’avoir assisté à une manifestation artistique d’une excellence à la hauteur du cadre prestigieux qui l’accueillait.



Maurice SALLES
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]